Etienne de Callataÿ: “On aurait peut-être mieux fait de ne pas sauver la Grèce”

© Christophe Ketels/Belgaimage

Le “chief economist” et cofondateur d’Orcadia, Etienne de Callataÿ, brosse un portrait sans complaisance de l’Europe. L’institution est capable de gagner du temps pour gérer une crise, mais pas d’éviter de grandes souffrances aux peuples qui la composent.

On n’ose même plus le dire tellement c’est une évidence : l’Europe va mal. Le Royaume-Uni s’apprête à demander officiellement sa sortie de l’Union, la Grèce poursuit son agonie, le Portugal reste aux soins intensifs, dans beaucoup de pays, et plus particulièrement en Italie, les citoyens sont de plus en plus nombreux à rejeter le projet européen. Jean-Claude Juncker, vieux briscard des institutions, que l’on dit découragé, envisage de quitter plus rapidement que prévu la présidence de la Commission. Et aux Etats-Unis, le président Donald Trump espère ouvertement l’éclatement de l’Union alors que des sommités, tel Joseph Stiglitz, multiplient les ouvrages prédisant la fin de l’euro.

Etienne de Callataÿ est aujourd’hui chief economist du gestionnaire d’actifs Orcadia et il enseigne également l’économie à l’Université de Namur. Quel sera l’avenir de l’Union européenne ? Nous lui avons posé la question.

ÉTIENNE DE CALLATA. L’acuité du problème est moins sévère aujourd’hui qu’au pire moment de la crise grecque. Cependant, lorsque l’on entend le ministre des Finances allemand ou le président de la Banque centrale européenne dire que l’on pourrait envisager une autre configuration pour la zone euro, on peut en effet penser que nous ne sommes pas sortis de l’auberge.

Certains remettent même en question la viabilité de l’Union européenne en tant que telle.

Je reste un Européen convaincu

Tout à fait. Des questions existentielles émergent, même auprès de partenaires qui auraient dû être d’une grande fiabilité. Je pense spécialement aux Italiens. Nous sommes conscients que l’opinion publique, en Italie mais aussi dans d’autres pays, voterait contre l’Union monétaire, et peut être même contre l’Union européenne, si un référendum avait lieu. Cela me laisse penser que l’on aurait peut-être mieux fait de ne pas sauver la Grèce.

Ne pas sauver la Grèce ?

Oui. Nous n’avons pas sauvé la Grèce pour le bonheur des Grecs. Pour ceux-ci, il aurait été vraisemblablement préférable de sortir immédiatement de la zone euro. Nous avons sauvé la Grèce pour éviter un effet de contagion vers le Portugal, l’Espagne, etc. Mais aujourd’hui, nous nous rendons compte que nous aurions peut-être mieux fait de couper la branche malade, plutôt que de vouloir sauver à tout prix la configuration de la zone.

Pourtant, nous semblons incapables de restaurer une certaine stabilité dans la zone euro. On sait que pour qu’une union monétaire soit solide, elle doit impliquer une certaine solidarité, des transferts (des zones riches vers les zones pauvres), etc. Ce qui n’existe pas aujourd’hui.

Effectivement. Notre gestion de la crise a montré que l’on pouvait maîtriser l’horloge, gagner du temps. Mais nous ne sommes pas en état d’apporter une réponse durable. Nous sommes encore incapables de pérenniser la zone une bonne fois pour toutes. J’entends parfois dire qu’il faudrait une Europe plus concentrée sur un noyau dur, incluant l’Allemagne, les Pays-Bas… Mais en Allemagne ou aux Pays Bas est-on prêt à davantage de solidarité budgétaire ? Non, bien sûr. Or, peut-on avoir une zone euro pérenne sans une mutualisation des risques, et sans les implications budgétaires que cela demande ? Nous avons donc des outils pour gagner du temps, mais pas la volonté politique pour empêcher la persistance des problèmes.

Profil

• Né en 1962, marié, père de trois enfants.

• Economiste de formation (Université de Namur et London School of Economics), il a travaillé à la Banque nationale de Belgique, au Fonds monétaire international, au cabinet du Premier ministre belge Jean-Luc Dehaene puis, de 1999 à 2015, à la banque Degroof, dont il a été économiste en chef et membre du comité de direction.

• Il est depuis 2015 économiste en chef d’Orcadia, un gestionnaire d’actifs dont il est l’un des cofondateurs et qui est particulièrement attentif au développement durable. Orcadia a aujourd’hui 200 millions d’euros d’actifs sous gestion.

• Il est aussi chargé de cours à l’Université de Namur, administrateur des Petits Riens et président de la Société royale d’Economie politique.

Mais c’est un terrible constat d’échec de l’Union. On avait créé l’union monétaire justement pour accélérer l’union politique…

C’est en effet l’échec de cette stratégie politique, vous avez raison. Je m’en souviens bien pour avoir été au cabinet de Jean-Luc Dehaene entre 1996 et 1999, au moment de la préparation du passage à l’euro. Tout le monde était alors convaincu que la réussite de l’euro allait pousser les Etats membres à mettre davantage en commun. On pensait qu’en leur donnant le goût de l’euro, les gens seraient prêts à faire des efforts pour conserver la monnaie unique. Mais c’était de l’éducation à trois sous ! C’était comme donner une sucette à un enfant en lui disant : ” et après l’avoir mangée, tu travailleras “. C’était une belle erreur.

Peut-on parler de l’échec de l’Union européenne ou est-ce ” simplement ” une grave crise qui peut être résolue ?

Il reste légitime de distinguer l’union monétaire et l’Union européenne. Pour ce qui est de l’Union européenne, nous avons été capables de vivre avec les Britanniques pendant des décennies. Nous pouvons encore nous entendre entre Européens sur bien des choses, de la standardisation des normes GSM à la reconnaissance des diplômes universitaires. Cela ne disparaîtra pas. En revanche, pour l’union monétaire, si l’on veut éviter à d’autres pays les souffrances infligées à la Grèce, il faudrait d’autres mécanismes, comme par exemple la mise en place d’une Europe budgétaire. Mais nous ne sommes pas prêts à les mettre en oeuvre.

Cette incapacité nourrit le discours des souverainistes qui demandent ouvertement si on a besoin de l’Europe ?

J’irais même plus loin. Il y a, à côté des souverainistes, un bon nombre d’intellectuels de gauche qui nourrissent un profond désenchantement. Ils disent eux aussi qu’il ne faut pas d’Europe et qu’il vaut mieux des solutions décentralisées. Ils critiquent cette Europe qui nous a amenés à pratiquer un libéralisme plus fort encore qu’aux Etats-Unis et estiment que, même si certains projets (Erasmus, etc.) sont sympathiques, le bilan est globalement négatif : c’est la globalisation, le délitement du lien social et de la protection sociale. C’est ce qui me rend le plus perplexe. Il y a dans ce rejet de l’Europe une rencontre de gens très différents : des ” lepénistes ” qui développent un discours raciste côtoient des intellectuels de gauche qui ont une fibre plutôt internationaliste ou cosmopolite, mais refusent pourtant une solution internationale. Ce point de vue est très naïf. Si vous voulez que les multinationales paient leur dû à la collectivité, il vaut mieux avoir une règle internationale plutôt que jouer la concurrence et favoriser le moins-disant fiscal. Et ce qui est vrai pour la fiscalité des multinationales l’est aussi dans bien d’autres domaines, comme les normes environnementales par exemple.

L’Europe resterait alors une solution et pas un problème ?

Oui, mais en reconnaissant que l’Europe telle qu’on l’a faite a peut-être contribué à exacerber le problème. Je reste un Européen convaincu, mais il faut savoir entendre la critique. Les inégalités sont par exemple un problème majeur, et l’on peut se demander si l’Europe n’a pas en effet contribué à les exacerber. La réponse n’est pas évidente. J’ai personnellement l’intuition que sans Europe, nous aurions eu des choses bien pires sur le plan fiscal et environnemental, mais ce n’est qu’une intuition.

On peut ajouter que sur le plan financier, un pays comme la Belgique aurait été beaucoup plus secoué par la crise s’il n’y avait pas eu l’euro…

Tout à fait. Mais peut-être aurait-on également moins dérégulé nos banques si nous n’avions pas eu l’euro.

Si nous voulions réparer l’Union européenne, que faudrait-il faire ?

L’Europe est aujourd’hui malheureusement trop souvent l’otage des intérêts particuliers.”

Pour moi, c’est l’Europe du citoyen qui doit primer. Je sais, cela sonne comme un slogan un peu creux. Mais il faut faire prévaloir les principes sur l’intérêt immédiat. Reprenons l’exemple financier. Aujourd’hui, certains disent : puisque les banques américaines vont bénéficier d’un assouplissement de la réglementation financière, les banques européennes ne devraient pas non plus être soumises à de nouvelles exigences de fonds propres. Or, il convient précisément de faire le contraire. Il faut résister à la pression des grands groupes bancaires, en leur disant : ” Vous allez peut-être y perdre quelques plumes, mais l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts de SocGen, BNP, Deutsche Bank, etc. “. Il en est de même pour le Brexit. Nous entendons le patronat belge, sous l’emprise d’entreprises individuelles qui auraient fort à perdre d’un Brexit ” dur “, demander un Brexit ” doux ” afin de pouvoir continuer à commercer avec Londres comme avant. Le Royaume-Uni ne rêve que de cela. Mais si nous ne nous montrons pas durs dans la négociation, d’autres pays européens seront alors tentés de sortir eux aussi. Pourquoi pas en effet, s’ils peuvent avoir les mêmes avantages sans subir les contraintes liées au processus de décision commune ?

On oublierait trop souvent la notion du bien commun ?

Aujourd’hui, je pense que malheureusement, l’Europe est trop souvent l’otage des intérêts particuliers. Elle devrait au contraire être championne du monde pour condamner le glyphosate, le Dieselgate, etc. Elle devrait avoir des exigences normatives élevées, dans le domaine fiscal, environnemental, social, etc.

Cela suppose d’être fort face aux lobbies, non ?

Une mesure qui aurait une très forte portée serait de créer, à côté d’un Parlement européen basé à Bruxelles, un Parlement des citoyens basé à Strasbourg. Il serait composé de citoyens, choisis aléatoirement, sans minimum de représentation nationale. Cela peut paraître utopique, mais ce serait une mesure forte pour dire que l’Europe se rapproche des citoyens. Et comme je crois que l’homme politique est plus sensible aux intérêts particuliers que l’homme de la rue, une telle institution pourrait éviter les marchandages du type : je te fais un cadeau sur VW et tu me fais un cadeau sur SocGen…

Si l’Union européenne a encore un avenir, vous croyez que l’euro en a encore un ? Des économistes célèbres comme le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz pensent désormais que non.

Je suis d’un naturel tempéré. Les années récentes ont montré que nous étions capables de gagner du temps, même si c’est pour nous installer dans une solution loin d’être optimale. Nous allons donc encore créer des commissions, nous adonner à la procrastination. La Grèce continuera à souffrir. Notre bêtise par rapport à l’investissement public existera encore. Notre discipline budgétaire mal conçue aussi…

Certains prédisent quand même une catastrophe imminente si nous ne faisons pas un gros effort.

Je ne vois pas en quoi nous serions au pied du mur. Oui, nous savons qu’il y aura un nouveau ” round ” sur la dette grecque, que le Portugal va mal, que si les taux d’intérêt venaient à remonter certains pays auraient des problèmes. Mais nous saurons les traiter de manière technocratique, sans devoir passer le grand oral politique qui consisterait à regagner les coeurs des citoyens. Evidemment, il ne faudrait pas jouer avec les allumettes.

Vous pensez précisément à quelles ” allumettes ” ?

Un référendum sur l’UE qui serait organisé pour des considérations de politique nationale, à l’image du référendum organisé par David Cameron sur le Brexit, est la chose à redouter. En France, Nicolas Sarkozy l’aurait envisagé s’il avait été élu président.

La zone euro a donc un avenir ?

“Il serait plus malin d’investir dans la voiture intelligente que dans l’élargissement du ring de Bruxelles”

Ce qui frappe dans la gestion de la crise est le temps énorme qu’il faut en Europe pour prendre des décisions. Nous n’avons pas encore réussi à modifier les règles pour permettre aux Etats de réaliser davantage d’investissements publics. C’est assez désespérant, non ?

Il n’y a pas de remèdes miracles. Si l’on parle de dépenses d’infrastructure, nous pouvons tous citer des travaux utiles et rentables qui auraient dû être réalisés. Nous pouvons également pointer des travaux inutiles, en Wallonie ou sur le site des Jeux olympiques d’Athènes. Si l’on sort les dépenses d’investissements du périmètre des dépenses budgétaires, demain, non seulement on rase gratis, mais on construit gratis. On verra apparaître des stades dans les villages, des aéroports dans n’importe quelle ville de province, des lignes TGV dans les régions les plus désertiques.

Quelle est la bonne réponse ?

Réaliser des investissements rentables. A l’université, le bâtiment dans lequel je donne cours est une véritable passoire énergétique. N’importe quel investisseur privé devrait pouvoir dire : donnez-moi la possibilité de construire un nouveau bâtiment en me payant sur les économies d’énergie…. Il y a de multiples cas de ce genre, portant une rentabilité économique évidente, qui sont impossibles à réaliser parce que nous avons une comptabilité idiote.

Quels critères retenir alors pour définir les bons projets ?

Il faudrait s’entendre sur une analyse plus fine ; qui permettrait de trier entre les dépenses d’investissement intelligentes et celles qui ne le sont pas. Nous pourrions imaginer un Conseil européen composé d’experts budgétaires indépendants qui auraient la même crédibilité que les experts de la Banque européenne d’investissement. Mais c’est difficile. Les Etats ne sont pas prêts à s’accorder une confiance mutuelle. Regardez ce projet absurde de construction de stade de football à Bruxelles auquel s’accrochent les hommes politiques, ou ces dépenses somptuaires pour le tram de Liège dont on n’a toujours pas démontré l’utilité environnementale… La Banque nationale a récemment pointé l’inefficacité des dépenses publiques dans divers domaines (santé, éducation, etc.). C’est très bien, mais si nous continuons à ne pas réagir malgré ces mises en garde, vous comprenez bien que les Allemands n’auront pas envie de se solidariser avec des Belges incapables de bien utiliser l’argent public…

Pourtant, dans le contexte économique morose qui règne actuellement, nous aurions quand même besoin d’un coup de pouce de l’investissement public, non ?

J’ai une vue un peu différente. L’économie mondiale tourne bien. L’économie européenne relativement bien aussi : le chômage diminue, les marges des entreprises sont bonnes. Certes, il ne faut pas penser que l’Europe pourra afficher à l’avenir une croissance moyenne de plus de 2 % par an. Mais je ne suis pas sûr que l’économie ait besoin d’un coup de pouce conjoncturel. De plus, ce que l’on nous propose en général comme investissements publics – c’est-à-dire de grandes dépenses d’infrastructure – constitue, comme je l’ai dit plus haut, la porte ouverte à des comportements budgétaires déraisonnables. Il serait préférable d’investir dans la recherche, les bâtiments intelligents, ce genre de choses. Quand nous aurons des voitures intelligentes capables de se suivre à distance d’un ou deux mètres, nous n’aurons plus besoin d’autoroutes avec six bandes dans chaque sens ! Investir aujourd’hui dans la voiture intelligente serait donc plus malin qu’investir dans l’élargissement du ring de Bruxelles. Certaines études ont même montré que le rendement économique de la dépense publique courante était plus élevé que celui de la dépense d’investissement. En résumé : il vaudrait mieux donner du pouvoir d’achat aux pauvres que construire des autoroutes !

Oui, si l’on continue à gagner du temps, si l’on fait un peu de pédagogie sur ce que nous avons déjà réalisé en commun et si l’on poursuit les réformes, en sachant que ce sera très, très, très lent. Il y aura encore des souffrances. Mais elles ne conduiront pas à la mort.

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