Albert Frère, de l’homme de fer à l’homme d’argent

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Albert Frère n’est plus depuis quelques jours aux commandes de GBL. Une page du capitalisme belge se tourne.

Ce mardi 28 avril, après plus de trente ans passé à la barre, Albert Frère a quitté officiellement son poste de capitaine de GBL, la société phare de son groupe. Le financier carolo laisse la place aux générations montantes : ce mardi, les actionnaires de GBL réunis en assemblée ont nommé sa fille Ségolène et son petit-fils Cédric au conseil d’administration d’un groupe désormais dirigé par son gendre Ian Gallienne et Gérard Lamarche.

A 89 ans, Albert Frère a toujours bon pied bon oeil. Mais c’est une page du capitalisme belge qui se tourne. Comment “Monsieur Frère” a-t-il bâti sa fortune, estimée aujourd’hui à près de 5 milliards d’euros ?

Plongeons-nous dans l’album aux souvenirs.

L’homme de négoce

D’Albert Frère, Jean Gandois, le sidérurgiste français, qui fut un temps conseiller du gouvernement belge, dira un jour qu’ “il avait un contact intime avec l’acier comme un paysan avec son champ”.

L’homme d’affaires est né le 4 février 1926, dans une famille où le fer est la matière vitale. Madeleine Bourgeois et Oscar Frère, le père et la mère d’Albert, gère Frère Bourgeois, l’entreprise familiale spécialisée dans le commerce d’articles de ferronnerie, essentiellement des clous.

L’acier et le commerce. Les deux moteurs de la réussite future de “Monsieur Frère”.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, Albert Frère met un terme rapide et prématuré à des études qui le destinait à être ingénieur commercial, à l’institut Warocqué de Mons.

A l’issue de son service militaire, en 1948, il prend les commandes de la société familiale. Très rapidement, il lui donne une dimension internationale. A 17 ans, à la fin de la guerre, Albert avait vu les armées alliées débarquer au pays noir. Il avait officié comme traducteur pendant quelque temps, au cours duquel il avait eu le loisir de contempler la force de frappe industrielle des Etats-Unis.

Peu de temps après, voilà que débute la guerre de Corée. Le prix de l’acier s’envole. La maison Frère Bourgeois concurrence, avec succès, les grandes maisons de négoce de fer anversoises. Bientôt, Frère Bourgeois devient un des principaux négociants européens. La maison carolorégienne commerce avec tous, y compris, dira-t-on, les pays de l’Est de l’Europe ou la Chine, frappée pourtant d’embargo.

Le jeune patron y va au culot, envoie ses télégrammes en Pologne, au Venezuela. “Il a toujours été un négociateur-né”, disent tous ceux qui le connaissent. Mais il est plus qu’un simple commercial. C’est un homme d’affaires guidé par l’intuition. Il comprend vite que pour optimiser ses gains, il lui faut aussi être producteur. C’est pour cela qu’un jour de 1954, il fait le voyage de Luxembourg et s’en va frapper à la porte d’Aloïse Meyer, le patron du groupe sidérurgique Arbed.

L’homme de fer

Frère lui demande de lui vendre le Ruau, petit laminoir déficitaire dont le géant luxembourgeois détient la majorité du capital. L’Arbed acquiesce. Et Albert Frère redresse l’entreprise d’une main de maître : en dix ans, le Ruau va décupler sa production (qui passe de 46.000 à 450.000 tonnes) et fabriquer plus de 450 profils différents d’acier spéciaux.

Séduit par ce jeune patron ambitieux, Maurice Naessens, l’influent patron de Paribas Belgique, lui propose, en 1966, d’entrer au capital de Hainaut Sambre. Albert Frère en devient président en 1968. En 1972, le groupe Frère s’étend encore, en acquérant Thy Marcinelle, avec l’aide de la Cobepa, le bras belge du groupe Paribas.

Albert Frère, désormais à la tête du gros de la sidérurgie carolo, modernise l’outil. Il va investir beaucoup, doter Charleroi de deux coulées continues et d’une entreprise moderne de laminage, Carlam. Mais ces entreprises signent des contrats de commercialisation exclusive avec Frère Bourgeois Commerciale. De sa main gauche, Frère produit. De sa main droite, il commercialise. Et même lorsque l’outil de production accusera de lourde perte, son bras commercial, lui, continuera d’engranger de jolis profits. Car la crise, brutale, s’abat sur la sidérurgie belge en 1975. Le secteur ne s’en relèvera pas. Avec cette différence que les pertes seront réparties sur tous les actionnaires, tandis que Frère Bourgeois Commerciale continuera de vendre, et d’engranger des bénéfices au profit du seul Albert Frère.

Rien, ni les interventions de l’Etat, en 1979, ni la fusion des bassins de Liège et de Charleroi, qui donnera naissance à Cockerill Sambre, ne permettront de redonner à la sidérurgie wallonne son lustre d’antan.

Au début des années 80, Albert Frère décide de quitter le secteur. Toutefois, il ne le fera pas les mains vides : il touchera, grâce à la revente de Frère Bourgeois Commerciale aux pouvoirs publics, un chèque de près de deux milliards de francs belges.

L’homme d’argent

Le baron Lambert a besoin d ‘aide. Il essaie d’en trouver auprès d’un groupe canadien (Belzberg) et du groupe français Paribas. Mais les autorités belges, et notamment la Commission bancaire, préfèrent une solution belge. Albert Frère saisit sa chance. Il sait que GBL est une porte d’entrée rêvée pour prendre le contrôle de PetroFina, la perle pétrolière de l’économie belge, qui fait rêver le financier carolo. Un consortium belge est formé, associant les Etablissements Frère Bourgeois, le groupe photographique Gevaert, la Cobepa ainsi que de Pargesa, la holding suisse dans laquelle on retrouve Albert Frère, Volvo et la société Power Corp, de Paul Desmarais. Au fil de plusieurs augmentations de capital, la part de Léon Lambert dans GBL est diluée. Le tandem Frère-Desmarais prend le contrôle GBL.

Albert Frère va faire de GBL sa tête de pont financière. Au terme d’un troc avec la Société Générale de Belgique, GBL accroît son bloc de PetroFina et cède ses actions dans les groupes électriques.

GBL est aussi un actionnaire important de CLT, du groupe d’assurance Royale Belge, de la banque BBL. Albert Frère va mettre en place, pour ces participations, une stratégie d’adossement à d’autres groupes européens. Il joue un rôle de pionnier, qu’on lui reprochera parfois au nom du patriotisme économique, dans les fusions transfrontalières, qui se multiplieront dans les années 1990.

BBL intégrera ING et Tractebel Suez, qui deviendra Suez Lyonnaise des eaux puis GDF Suez. Royale Belge sera absorbée par Axa. PetroFina entrera dans le giron de Total. Et la participation dans la CLT sera dans un premier temps apportée à un ensemble plus grand CLT-UFA, avant d’être échangée contre une participation de 25 % dans Bertelsmann. Finalement, en 2006, GBL cèdera ses 25% à la famille Mohn qui contrôle le groupe de media allemand, et qui sera prête à racheter les parts de GBL pour la bagatelle de 4,5 milliards d’euros. Ce sera une des transactions les plus spectaculaires réalisées par le patron de GBL. Avec cette somme, GBL va se constituer de solides positions dans le cimentier Lafarge ou dans le groupe de boissons Pernod Ricard.

Albert Frère ne laisse rien au hasard. Au terme de sa vie professionnelle, il gère désormais sa succession comme il a bâti son empire. Au fil du temps, GBL est devenu le deuxième plus important holding de participations européen, avec des participations stratégiques dans Lafarge, Total, Pernod Ricard, GDF Suez, le leader des spécialités minérales Imerys, le spécialiste suisse de la certification SGS, actionnaire important d’Ontex et d’Umicore.

Parallèlement, les divers partenaires qui avaient épaulé Albert Frère dans la constitution de son groupe se retirent. BNP Paribas devrait quitter l’actionnariat de Erbe, la société familiale à la tête de la pyramide Frère, en 2028. Les investisseurs qui étaient entrés au capital de la CNP, la société qui permettait de contrôler GBL avec son compère canadien Desmarais, ont fait l’objet d’une offre de rachat. Mais les liens entre les familles Frère et Desmarais, eux, ont été confirmés en 2012 dans un pacte qui scelle un partenariat stratégique jusque (au moins) 2029…

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