La dégressivité des allocations de chômage, vraiment efficace pour la remise à l’emploi?
La dégressivité des allocations de chômage a été installée en 2012. Le gouvernement fédéral a décidé de l’accentuer.
C’est l’une des mesures phares du jobs deal de Charles Michel : renforcer la dégressivité dans le temps des allocations de chômage afin que celles-ci deviennent de véritables ” tremplins pour l’emploi “. L’idée est d’éviter que les personnes ne s’enlisent dans le chômage, en augmentant leur intérêt financier à saisir un emploi. ” Ce ne sera pas une dégressivité plus sévère mais une dégressivité plus efficace “, a résumé le ministre de l’Emploi, Kris Peeters (CD&V).
Avec cette décision, la majorité fédérale réinvente la roue. La dégressivité des allocations a en effet été mise en place en 2012 par le gouvernement Di Rupo. A-t-elle eu un impact concret sur le comportement des demandeurs d’emploi, sur leur retour sur le marché du travail ? Nous avons frappé à différentes portes – des cabinets ministériels concernés au bureau du Plan, en passant par les universités – et il faut se rendre à l’évidence : l’évaluation scientifique de la réforme de 2012 n’existe pas. Cela n’empêche pas le gouvernement d’être convaincu de l’intérêt d’intensifier cette réforme, ni d’ailleurs l’opposition d’être tout aussi convaincue que cette intensification va plonger des milliers de familles dans la précarité.
La dégressivité n’aura qu’un impact partiel sur le marché du travail. Elle concerne en effet les personnes qui sont en début de période et non les chômeurs de longue durée.
La dégressivité commence par une… hausse des montants
Essayons de dépasser ces prises de position idéologiques pour tenter d’y voir plus clair dans cette dégressivité des allocations de chômage. Elle commence par un relèvement des allocations en début de chômage. La réforme Di Rupo avait porté le taux de remplacement du dernier salaire de 60 à 65 % pendant les trois premiers mois, avec un plafond à 2.619 euros. Cela a permis l’an dernier à 32.560 demandeurs d’emploi – soit un tiers des personnes dans leur première année de chômage – de recevoir une allocation supérieure (+ 10 % en moyenne) à celle qu’ils auraient reçue sans la réforme. En 2017, l’allocation moyenne pour un chef de famille en début de période était de 1.289 euros.
Le gouvernement souhaite porter ces montants vers le haut, en relevant le taux de remplacement et/ou le plafond de calcul de ce taux. La première période, celle qui donne droit aux allocations les plus élevées, serait en outre étendue de trois à six mois. Les modalités précises seront définies par arrêté royal d’ici la fin novembre, a fait savoir Kris Peeters.
Si le but est d’inciter les chômeurs à retrouver au plus vite un emploi, pourquoi augmenter les allocations en début de période ? ” La perte d’un emploi est un choc et il est souhaitable que la personne concernée ait le temps de se recalibrer et de décider de l’étape suivante, analyse Marc De Vos, directeur de l’Itinera Institute et spécialiste du marché du travail. Si l’impact financier immédiat est trop important, elle pourrait être amenée à accepter un poste qui ne serait pas opportun pour la suite de sa carrière. ” La future réforme devrait donc contribuer à atténuer le choc de la perte d’un emploi, un élément sans doute crucial pour survivre dans un monde où les carrières professionnelles seront de moins en moins linéaires.
Calculer le niveau optimal de l’allocation en début de période n’est pas aisé. Avec un taux de remplacement de 65 %, la Belgique semble en queue de peloton européen. Mais si l’on y ajoute des ” avantages ” comme le droit à des allocations familiales majorées et la réduction d’impôt pour revenus de remplacement (les allocations sociales ne sont pas taxées, jusqu’à un certain plafond, ce qui prive l’Etat de 450 millions d’euros de recettes), on arrive à taux de remplacement net de 68 %, à un cheveu de la moyenne européenne, selon les calculs du Trésor français.
176.000 chômeurs de moins depuis 2011
Au bout de trois mois (et bientôt de six mois), la dégressivité commence : le taux de remplacement descend à 60 % et le plafond salarial est, lui aussi, réduit de trimestre en trimestre. Le mouvement est plus brusque pour les personnes qui n’ont pas charge de famille et qui peuvent voir le taux de remplacement tomber à 40 %. Enfin, au bout d’une période pouvant aller jusqu’à quatre ans, le demandeur d’emploi n’a plus droit qu’à une allocation forfaitaire de 1.240 euros (chef de famille), 1.031 euros (isolé) ou 540 euros (cohabitant).
Ce dispositif a-t-il poussé les personnes concernées à retrouver un emploi ? D’après les statistiques de l’Onem, il y a 176.000 demandeurs d’emploi de moins qu’en 2011, juste avant l’introduction de la dégressivité. Mais dans cette réduction, quelle est la part provenant de la dégressivité ? Impossible à dire : la conjoncture et le renforcement de l’activation ont joué, tout comme la réforme de l’insertion (60.000 inscrits à la sortie des études en moins depuis 2011 ! ) et l’explosion du nombre de personnes en invalidité (+ 50 % depuis 2011… mais toutes ne sont évidemment pas des ex-chômeurs !). Une analyse récente de l’OCDE (Employment Outlook 2018) indique que notre pays conserve un taux de remplacement net parmi les plus élevés dans la durée. ” La dégressivité reste donc, en moyenne, très limitée “, constate la FEB qui s’interroge dès lors sur l’impact réel en termes d’activation.
La pauvreté freine le retour à l’emploi
L’analyse des flux sortants dans le public de l’Onem confirme par ailleurs que les chances de retour à l’emploi s’amenuisent au fil des mois de chômage : en moyenne, 21,8 % de celles et ceux qui avaient moins d’un an de chômage ont retrouvé un boulot en 2017 contre à peine 4,9 % après deux ans de chômage. Ces proportions n’ont pas évolué sensiblement depuis la réforme de 2012 alors que celle-ci aurait dû, a priori, pousser le retour à l’emploi dans les premiers mois de chômage. Les statistiques ne sont par ailleurs pas assez fines pour permettre de vérifier si les retours à l’emploi se produisaient surtout juste avant la chute d’un palier d’indemnisation à l’autre, le moment où l’effet incitatif est le plus élevé.
Si la Belgique n’a guère étudié l’impact de la dégressivité des allocations de chômage, d’autres pays, en revanche, l’ont fait. Une analyse du City Council d’Oxford (Angleterre) a ainsi pu conclure, en 2016, que la dégressivité n’améliorait pas le retour à l’emploi mais qu’elle devenait, au contraire, une barrière pour la recherche de travail. ” Les gens sont beaucoup plus stressés par le quotidien, explique au Guardian l’un des chercheurs de l’université d’Oxford qui supervisait le projet. Quand vous vous demandez comment payer le loyer ou trouver de la nourriture, la recherche d’un emploi n’est pas en tête de vos priorités. ”
Le gouvernement se défend d’avancer vers une telle extrémité : il ne compte pas toucher à l’allocation forfaitaire (ce qui reste au terme du processus dégressif), laquelle restera supérieure au seuil de pauvreté, a assuré Kris Peeters. ” Nous n’allons précipiter personne vers la pauvreté, a-t-il déclaré. Au contraire, nous allons les aider à retrouver du boulot. ” 15,9 % des Belges vivent avec un risque de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de 60 % du revenu net médian. Cette proportion est en hausse de 1,3 point par rapport à 2010, selon les données du Service fédéral de la lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale. ” Les spécialistes de l’emploi savent que le pire effet pour le chômeur, c’est la perte de l’estime de soi, renchérit le directeur général d’Actiris, Gregor Chapelle dans Le Soir. Plus la durée du chômage augmente, plus il y a un effet de désapprentissage dans le chef du chômeur, qui perd ses compétences. Et si on ajoute à cela la dégressivité, la perte d’estime de soi est renforcée. ”
Trop complexe pour être efficace
L’un des écueils de la dégressivité à la belge est l’existence de huit paliers différents, selon la carrière antérieure et la situation familiale des demandeurs d’emploi. Cette option a été retenue pour adoucir la perte de revenus mais, en conséquence, elle a peut-être aussi brouillé le message. La France avait tenté l’expérience d’une diminution progressive des allocations en plusieurs paliers dans les années 1990. Elle l’a abandonnée après une dizaine d’années, après avoir constaté un effet négatif sur les probabilités de reprise du travail : celles-ci étaient plus élevées dans le système antérieur à deux paliers (qui a été rétabli depuis).
Paradoxal ? Pas vraiment. ” Si le but de la réforme est d’inciter les chômeurs à modifier leur comportement (c’est-à-dire à chercher et à accepter plus rapidement du travail) en réduisant plus fortement leurs allocations en fonction de la durée du chômage, il faut pour le moins qu’ils sachent clairement quand et dans quelle mesure leurs allocations seront réduites “, écrivaient les économistes Hendrik Nevejan et Guy Van Camp, dans un article publié en 2013 par la Revue belge de sécurité sociale lors de la mise en oeuvre de la dégressivité en Belgique. Ils ajoutaient que l’exemple français nous apprenait que ” la dégressivité des allocations de chômage n’accélère pas ‘automatiquement’ la reprise du travail des chômeurs et donc, que les modalités selon lesquelles les allocations diminuent jouent également un rôle important “. En l’occurrence, les modalités en vigueur en Belgique sont peut-être trop complexes pour être pleinement efficaces.
La dégressivité, elle aussi, doit être accompagnée
Partisan de longue date d’un système dégressif, Marc De Vos insiste pour ne pas isoler la mesure d’une politique plus large de stimulation du marché du travail, incluant l’activation bien entendu, mais aussi la formation ou la mobilité. ” Si vous ne jouez que sur le levier financier, vous ne ferez, au mieux, que du toilettage statistique, explique-t-il. Trop forcer le jeu conduit à des recrutements inappropriés qui font perdre du temps et de l’argent aux entreprises, sans améliorer le sort des personnes concernées. Punir des gens qui ne sont pas en mesure d’accéder rapidement à un emploi n’est pas souhaitable. La dégressivité doit être complétée par des mesures qualitatives, du sur-mesure en fonction à la fois des besoins des entreprises et des perspectives de carrière à long terme des travailleurs. Alors, nous aurons des effets positifs pour tous. ” Cette optique implique de combiner l’intervention de plusieurs niveaux de pouvoir, ce qui n’est jamais simple en Belgique.
Même bien pensée, la dégressivité n’aura qu’un impact partiel sur le marché du travail. Elle concerne en effet les personnes qui sont en début de période et non les chômeurs de longue durée, dont l’allocation a déjà atteint le plancher. ” Le vrai défi pour la Belgique, c’est de parvenir à réactiver ces personnes qui ne sont plus disponibles sur le marché du travail pour toute une série de raisons, poursuit Marc De Vos. Dans le contexte démographique qui est le nôtre, c’est crucial. Cela nécessite une politique inclusive, qui concerne l’ensemble des allocataires sociaux, avec bien entendu un accompagnement adapté à chacun. ” La dégressivité aurait ici un impact positif en ce qu’elle pousse les gens à revenir plus vite vers l’emploi et évite ainsi de recréer du chômage de longue durée, celui qui est le plus difficile à résorber.
L’accentuation de la dégressivité des allocations de chômage s’inscrit dans un plan de 28 mesures décidé par le gouvernement fédéral en vue d’intensifier les créations d’emploi et de lutter contre les pénuries dans certains métiers. Quelque 140.000 postes seraient en effet vacants dans notre pays (bouchers, chauffeurs routiers, dessinateurs industriels, mécaniciens, frigoristes, etc.).
La question est de savoir pourquoi les demandeurs d’emploi ne se ruent pas vers ces jobs. Pour les syndicats, c’est avant tout parce que les conditions de travail et de rémunération n’y sont pas satisfaisantes : payez un peu mieux les bouchers ou donnez-leur plus de jours de congé, et des vocations naîtront. Du côté patronal, on prend l’optique inverse : réduire les droits des chômeurs pour rendre le travail financièrement plus attractif. D’où, notamment, l’idée d’une intensification de la dégressivité des allocations.
Celle-ci pourra toutefois être tempérée par deux éléments : d’une part, les demandeurs d’emploi qui suivront une formation ou un stage dans ces métiers en pénurie ne subiront pas la dégressivité de leurs allocations de chômage. D’autre part, en Wallonie, ils bénéficieront d’une prime de 350 euros qui sera exonérée d’impôts. Ajoutons que le travailleur licencié qui décide d’investir une partie de son indemnité de licenciement dans une formation bénéficiera aussi d’un avantage fiscal. Le gouvernement fédéral invite par ailleurs les organismes régionaux à redoubler d’attention envers les chômeurs avec complément d’entreprise (ex-prépensionnés) ” susceptibles de satisfaire un emploi en pénurie “. Ceux qui décideront de se former à ces métiers pourront bénéficier d’une prise en charge à concurrence de 3.600 euros par leurs anciens employeurs. Enfin, l’une des explications aux métiers en pénurie est le décalage géographique entre l’offre et la demande d’emplois en Belgique. Le Premier ministre invite les entités fédérées à élaborer ” un plan d’action sur la mobilité interrégionale du marché de l’emploi “. La Flandre et la Wallonie ont déjà signé, en début d’année, un accord visant à favoriser l’embauche de demandeurs d’emploi wallons en Flandre. L’an dernier, 22.000 Wallons avaient trouvé de l’emploi au Nord du pays, soit une progression de 33 %. ” Le manque de mobilité sur le marché du travail ne se limite pas aux déplacements entre Régions, précise Marc De Vos. On le voit aussi d’une ville à l’autre au sein d’une même Région. C’est l’un des aspects cachés du mismatch sur le marché du travail belge. “
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