L’intelligence artificielle peut-elle sauver la Justice ?
Les logiciels intelligents se perfectionnent. Demain, des décisions de justice pourraient être rendues avec l’aide des machines, améliorant l’efficacité et la rapidité du traitement de certaines affaires. L’institution judiciaire est loin d’être prête à accueillir cette révolution en marche. Pourtant, de leur côté, les grands cabinets d’avocats internationaux investissent massivement dans cette technologie prometteuse.
Le monde du droit n’échappe pas aux évolutions technologiques. Les start-up de la “legal tech” comme Rocket Lawyer (“Trends-Tendances” du 22 septembre) se multiplient et menacent d’ubériser une partie de la profession. Les logiciels d’analyse de données se perfectionnent et intègrent des fonctionnalités d’intelligence artificielle (IA) de plus en plus performantes. Au point que certains envisagent de confier la justice – au moins en partie – à des machines.
La dernière ” victoire” de l’IA sur l’esprit humain est signée Google. Son poulain AlphaGo, développé au départ du logiciel auto-apprenant Deep Mind, est parvenu, en mars dernier, à dominer le numéro trois mondial du jeu de go. Pour y parvenir, AlphaGo a étudié une multitude de coups de ce jeu particulièrement complexe, et a surtout “appris” de ses matchs successifs pour renforcer ses capacités. Transposée au monde juridique, l’intelligence artificielle serait capable de ” digérer” des jugements en grande quantité et d’en extraire une jurisprudence constante, lui permettant de rendre une décision cohérente et argumentée dans à peu près n’importe quelle affaire.
Automatisation partielle
Science-fiction ? Pas vraiment, estime Jean-Pierre Buyle. “Dans le courant des années 2020, nous assisterons à une automatisation partielle de la justice pour les petits enjeux, inférieurs à 25.000 euros”, prédit le président d’Avocats.be. Confier ce type de litige à des machines intelligentes permettrait d’améliorer le fonctionnement de l’institution judiciaire, de la rendre plus transparente et plus prévisible. “L’automatisation facilitera l’accès à la justice, poursuit le managing partner de Buyle Legal. C’est un processus nécessaire : les procédures judiciaires sont devenues impayables pour les classes moyennes.”
Le nouveau président de l’ordre des barreaux francophone et germanophone a intégré l’informatisation de la justice dans les priorités de son mandat. “Nous sommes en contact avec des start-up et des éditeurs juridiques pour avancer sur des logiciels de traitement des données qui intègrent des composantes d’intelligence artificielle”, explique Jean-Pierre Buyle. L’idée est de rassembler sur une plateforme unique l’ensemble des jugements et arrêts rendus en Belgique. Cette plateforme “intelligente” doit être capable de traiter les données contenues dans ces décisions pour en extraire des informations précises et complètes sur l’évolution de la jurisprudence des cours et tribunaux.
Ce serait déjà un énorme pas en avant par rapport à la situation actuelle. Il faut savoir que la collecte des décisions de justice se fait de manière plutôt empirique, pour ne pas dire archaïque. Actuellement, les greffes des différents tribunaux travaillent chacun dans leur coin : aucun fichier centralisé ne réunit l’ensemble des jugements ! Les décisions publiées par les revues juridiques pour leur pertinence ou leur importance sont donc les seules à émerger. Celles-ci leur sont transmises par certains magistrats ou certains avocats fiers d’avoir décroché une belle victoire judiciaire. Un million de décisions sont rendues chaque année par la justice belge. Toutes ne sont pas juridiquement intéressantes, mais cela ne justifie pas le fait que la plupart d’entre elles échappent totalement au radar des professionnels du droit.
Une banque de données embryonnaire
Avocats.be est en contact avancé avec Pythagoria, une start-up luxembourgeoise spécialisée dans le big data et les solutions d’intelligence artificielle, pour développer une solution qui serait financée par le barreau. Si les avocats prennent les devants, c’est parce que du côté de la justice, l’informatisation reste un processus particulièrement poussif. Désargentée, l’institution judiciaire peine à se moderniser. Le dossier le plus avancé est le projet Vaja : il s’agit d’un embryon de banque de données, qui ne rassemble actuellement que les décisions des cours d’appel, mais qui devrait à terme couvrir toutes les juridictions.
” Une part infime de la jurisprudence est publiée. Le système reste très imparfait”, reconnaît Dominique Mougenot. Juge au tribunal de commerce et professeur de droit à l’Université de Namur, le magistrat a participé à l’époque à l’élaboration du projet Phénix, un plan d’informatisation de la justice, abandonné en 2009 sur un constat d’échec. “Des années et beaucoup d’argent public ont été perdus en cours de route”, constate amèrement Dominique Mougenot. Aujourd’hui, le carcan budgétaire dans lequel évolue la justice n’incite pas à l’optimisme, même si de nouvelles initiatives (e-deposit, signature électronique, etc.) se mettent en place. Globalement, le département de la justice est resté à l’âge de pierre au niveau informatique. “Le monde judiciaire reste dominé par le papier. Pour la version originale d’un jugement, seul compte le format papier, signé à la main par le juge “, pointe Dominique Mougenot.
Dans ces conditions, le développement d’un système centralisé d’intelligence artificielle semble actuellement très hypothétique. Il faut pourtant se préparer à des évolutions technologiques majeures dans le monde du droit, estime Dominique Mougenot : “Les juges pensent à juste titre que le facteur humain reste très important. Mais on ne se rend pas compte des progrès faits en matière d’intelligence artificielle. Ces outils pourraient servir d’aide à la décision pour le magistrat. Pour des procédures très simples comme des récupérations de créance, cela se justifie. Mais il faudra être attentif, dans des affaires plus complexes, à conserver une capacité de nuancer les choses au moment d’appliquer la règle juridique au cas particulier. La force de la jurisprudence, c’est qu’elle s’adapte à la réalité et à l’évolution de la société. Au siècle dernier, le concubinage était considéré comme contraire aux bonnes moeurs. Les juges ont évolué sur le sujet. La machine pourra-t-elle faire de même ?”
Divorces et problèmes de voisinage
Il reste encore beaucoup de freins à la mise en place d’une certaine forme d’automatisation de la justice, à commencer par les juges, qui n’ont aucune envie de se faire remplacer par des logiciels. Reste que la situation est étonnante : le barreau pourrait s’avérer plus rapide que l’Etat dans le développement d’un logiciel de traitement des décisions produites… par la justice elle-même. “C’est un devoir des barreaux de mettre à la disposition de leurs membres ces nouveaux outils, qui ne sont rien d’autre que des bibliothèques modernes”, explique Jean-Pierre Buyle. Dans un second temps, les programmes comprenant de l’intelligence artificielle pourront aller plus loin et aider le juge dans sa prise de décision, voire carrément remplacer le magistrat. ” Pourquoi un divorce par consentement mutuel doit-il encore passer devant un juge ?”, se demande Jean-Pierre Buyle.
Selon le docteur Laurent Alexandre, spécialiste de l’IA, l’automatisation se fera dans un premier temps sur les affaires “simples” comme les problèmes de voisinage ou les divorces. Cette justice purement analytique, fondée sur l’analyse de données et les précédents judiciaires serait préférable à la justice humaine, forcément imparfaite, estime-t-il. “Une intelligence artificielle rendrait une meilleure justice qu’une personne influencée par sa propre idéologie et le contexte du jugement”, écrit-il dans une carte blanche publiée dans le journal français Les Echos. Le critère essentiel de la justice devrait selon lui être celui de la reproductibilité, ce qu’apporterait un programme intelligent.
” L’efficacité du deep learning est multipliée par 100 chaque année, nous explique Laurent Alexandre. Il y aura dans le futur proche de moins en moins de place pour les cerveaux biologiques. Dans ce contexte, trouver une place pour le juge humain sera difficile.” Une prophétie qui peut faire froid dans le dos pour les adeptes d’une justice humaine. On se rapprocherait presque du futur post- apocalyptique décrit dans le film Judge Dredd (1995), dans lequel un juge humanoïde (Sylvester Stallone) issu d’expériences génétiques fait régner la loi, dans un Etat policier laissant peu de place au débat et à la contestation. “Les algorithmes devront être régulés et gouvernés “, pondère Laurent Alexandre.
C’est tout le débat éthique qui entoure le développement de l’intelligence artificielle : comment garder la main sur des logiciels ultra-puissants dotés d’une capacité d’apprentissage hors du commun ? Le scientifique Stephen Hawking et l’entrepreneur visionnaire Elon Musk (Tesla, Space X) ont d’ailleurs mis en garde l’humanité face au développement de ces machines, qui devront conserver un pilote… humain.
Les cabinets d’affaires dans les starting-blocks
S’il devra s’accompagner de garde-fous, le processus de création et d’adoption d’une certaine forme d’intelligence artificielle est néanmoins en marche. Dans le secteur juridique, les plus actifs sont les cabinets d’affaires internationaux. Ils se ruent sur ces logiciels particulièrement prometteurs, qui tournent à plein régime dans les due diligence. Ces dossiers volumineux peuvent contenir des milliers voire des millions de pages de documents à analyser. Le cabinet Freshfields, par exemple, utilise Kira, un logiciel d’extraction de données, qui apprend au fur et à mesure qu’on y insère des données. L’intention est que la machine soit nourrie par l’ensemble des dossiers de due diligence gérés par le cabinet d’avocats. “Les tests ont montré que cela nous rendrait 40 % à 70 % plus efficaces”, affirme Isabel Parker, directrice legal services innovation chez Freshfields.
Pour ce type de dossier, le processus traditionnel est d’utiliser des avocats stagiaires qui indexent et classent les documents. Cela peut vite s’avérer interminable… et très onéreux pour le client, même facturé au taux horaire d’un stagiaire. Depuis quelques années, par souci d’économie, les grands cabinets d’affaires font appel à des LPO (Legal Process Outsourcing) pour faire le premier tri. Ces LPO sont des structures composées de juristes travaillant pour des taux horaires moins élevés que ceux des avocats “maison”. Le cabinet anglo-saxon Allen & Overy a ainsi son propre LPO à Belfast. Depuis l’arrivée sur le marché des logiciels intelligents, le bureau fait d’abord passer ses dossiers de due diligence par le filtre de la machine avant de les confier à ses juristes, qui eux-mêmes transmettent leur travail aux avocats pour finaliser le dossier.
” Le logiciel permet de trier les documents, de les classer par type (contrat, e-mail, etc.), de faire une première ébauche d’index, et d’extraire une série d’informations : type de contrat, nom des parties, clauses importantes, etc.”, explique Pierre-Olivier Mahieu, partner chez Allen & Overy. Le cabinet fait notamment appel aux services de la société Ravn, qui développe des outils d’intelligence artificielle pour les secteurs du droit, de la finance et de l’immobilier. “Trouver un courrier pertinent parmi des dizaines de milliers d’e-mails, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Avec ce type de logiciel, on économise 80 à 90 % du temps. Cela nous permet de traiter ce type de dossier à un coût abordable pour le client.”
Moins d’erreurs que les humains
Chez Linklaters, on croit aussi beaucoup aux capacités de l’IA. Le cabinet d’affaires est occupé à mettre au point un outil interne auto-apprenant, dont les premiers résultats sont assez bluffants. ” Nous investissons beaucoup dans cette technologie”, explique Edward Chan, partner en charge des projets d’IA chez Linklaters. Le logiciel a été testé sur un dossier immobilier comprenant 2.000 titres de propriété à examiner. Le cabinet a fait faire l’examen des documents par des avocats : cela leur a pris deux à trois semaines et généré environ 200 heures facturables. De son côté, le logiciel a traité ces documents en 10 minutes.
Après vérification, la machine n’avait fait qu’une seule erreur, liée finalement à un problème de programmation. “La conclusion, c’est que les humains présentent 16 fois plus de risques de commettre une erreur que la machine, souligne Edward Chan. Grâce à ce type d’outils, nous pouvons être plus efficaces et donc plus compétitifs. Mais nous en sommes encore à un stade assez précoce. C’est prometteur, mais la technologie doit encore maturer et être vérifiée avant que nous puissions l’utiliser à grande échelle.”
Repérer les e-mails au ton “méchant”
L’explosion du volume de données à traiter par les cabinets d’avocats rend indispensable l’utilisation de ces logiciels, aux fonctionnalités toujours plus pointues. PwC, qui conseille les cabinets d’affaires, leur propose une panoplie d’outils intelligents. Certains identifient des documents similaires ou proches, d’autres classent les documents par langue utilisée, d’autres enfin identifient les mots-clés pertinents qu’il faut rentrer dans le système pour trouver “LE” document intéressant. C’est ce type de logiciel que des informaticiens ont fait tourner sur le dossier Enron (un dossier ancien très volumineux qui sert de dossier test) pour identifier le terme “Jimi Hendrix”. Ce mot-clé, qui revenait régulièrement, cachait en fait des pratiques frauduleuses qui ont mené Enron à la faillite.
Chez PwC, on utilise aussi depuis peu un outil étonnant d’analyse des e-mails sur la base d’un screening “émotionnel”. “Le logiciel peut repérer les e-mails au ton méchant ou agressif, explique Rudy Hoskens, responsable du département Forensic Technology Services & Investigative Analytics chez PwC. Cela permet de diriger les avocats vers les documents les plus relevants.” Tous ces outils évitent de faire appel à des armées d’avocats pour traiter des dossiers conséquents. “Il y a cinq ans, pour analyser 6 millions de documents, il fallait mobiliser 100 avocats. Aujourd’hui, ce travail peut être fait par une machine et cinq avocats “, avance Rudy Hoskens.
Ces systèmes d’analyse révolutionnent jusqu’à la manière de facturer. Pour l’utilisation de ce type de logiciel, PwC ne facture plus un volume d’heures prestées par un expert, mais le nombre de gigabits de données que la machine a dû traiter. Bienvenue dans le monde du big data.
Lex.be ouvre la voie
La start-up Lex.be a pour ambition de créer un portail unique du droit, accessible à tous. Elle est occupée à agréger des millions de documents publics : textes de lois, jugements, doctrine, etc. Une fois que cette masse de données sera réunie, la start-up développera des services avancés (et payants) de recherche pour les professionnels du droit. “Nous développons actuellement des outils prédictifs utilisant l’intelligence artificielle, explique Erik De Herdt, CEO de Lex.be. Ces outils permettront d’analyser la jurisprudence et d’en déduire des tendances qui pourront aider les avocats à prendre des décisions sur l’opportunité de se lancer dans une action en justice.” Le logiciel pourrait par exemple établir que devant telle juridiction ou tel juge, tel type d’argument a une chance sur 10 d’être accueilli favorablement. Au client de décider à ce moment-là s’il juge utile d’engager des fonds pour une procédure à l’issue très incertaine. “Certains ressorts de tribunaux sont plus sévères que d’autres, complète Erik De Herdt. Aujourd’hui, seule l’expérience des avocats permet d’identifier ces variables. Avec un logiciel d’intelligence artificielle, ce sera beaucoup plus précis.”
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