Take Eat Easy: retour sur les raisons d’une explosion en plein vol
Après un an de course folle aux parts de marché et des bilans 2013 et 2014 catastrophiques, la start-up belge de livraison de repas a déposé les armes. Sacrifiée par ses actionnaires, minée par la concurrence, elle s’est retrouvée sans cash pour faire tourner une machine de 160 personnes. Retour sur les dernières semaines de la vie de la start-up.
Quelques fauteuils de bureau installés devant l’entrée du bâtiment au numéro 1 de la rue Vandenbranden, quartier Dansaert. Une quarantaine de jeunes discutent par petits groupes à quelques mètres d’un barbecue de fortune. Mais les visages semblent tirés, les mines loin d’être réjouies même lorsqu’Adrien Roose, Karim Slaoui et deux autres membres de l’équipe Take Eat Easy ramènent de nouveaux bacs de bière. Cela fait exactement quatre jours que la start-up Take Eat Easy a annoncé la fin de ses activités. Et si quelques-uns lancent des fléchettes pour détendre l’atmosphère, ce rassemblement d’équipe fait visiblement office d’adieu collectif. On s’échange des souvenirs, on partage quelques réflexions sur la situation et le parcours de la jeune start-up. Conscients d’avoir vécu une aventure entrepreneuriale hors norme, la plupart se consolent grâce à l’apprentissage réalisé. Mais tous accusent encore le coup.
Le week-end précédent, les quatre fondateurs ont entamé un marathon qu’ils n’auraient jamais voulu courir : celui de la mise en faillite de leur start-up. Après plusieurs mois de recherche de fonds, Adrien Roose, Karim Slaoui, Jean- Christophe Libbrecht et Chloé Roose, le quatuor par lequel l’aventure Take Eat Easy a démarré, comprend que c’est la fin alors que la start-up n’a plus de cash. Déjà au mois de mai, visiblement arrivée au bout des 16 millions d’euros levés en 2015, Take Eat Easy obtient un prêt de 5 millions d’euros chez Kreos Capital, fonds anglais spécialisé dans le financement des jeunes pousses en croissance. Cela doit permettre de gagner du temps jusqu’au moment de sa levée de fonds. Mais Kreos ne suit plus la start-up dès la fin juillet, voyant qu’aucune piste ne se concrétise.
Communication de crise
Se met alors en place, pour les fondateurs, toute une mécanique pour préparer la communication de cette mauvaise nouvelle. Une communication de crise. ” On savait qu’on allait devoir informer en un temps assez rapide l’ensemble de nos partenaires, se souvient Karim Slaoui. D’une part les employés, d’autre part les restaurants, les coursiers et puis la presse bien sûr. Il nous fallait un plan d’attaque pour tenter d’informer chacun dans un laps de temps assez court tout en hiérarchisant nos différents cercles de contacts. ”
En 2014 comme en 2013, le compte de résultats est clair : la marge brute est négative. Le chiffre d’affaires ne couvre donc pas les achats de marchandises et les frais généraux.” Pascal Flich (Roularta Business Information)
Aussi, le lundi 25 juillet, la direction commence par informer confidentiellement la poignée de responsables de chaque pays où la start-up est présente : Belgique, France, Espagne, Royaume-Uni. Avant de réaliser une annonce plus détaillée le lendemain au personnel. Mais le lundi en fin de journée, pavé dans la mare : Le Soir annonce que la start-up… est à vendre. Coup de tonnerre : d’autres médias relaient l’information et les employés commencent à poser des questions. Chloé Roose et les autres fondateurs dévoilent qu’une communication sera faite le mardi matin, sans apporter plus de précision. Le personnel a rendez-vous le mardi 26 matin, pour un briefing. Au siège pour ceux qui peuvent être présents physiquement, par Internet pour les autres. ” Nous avions été tenus au courant que les fondateurs cherchaient à lever de l’argent, que le marché se dégradait et qu’il restait peu de temps, détaille Jonathan Lefèvre, general manager Belgium. Mais nous ne savions pas exactement quand la société allait être au bout du cash et, au sein des employés, nous étions tous assez confiants qu’un deal allait se conclure. ”
C’est donc le 26, un peu avant 9 h, qu’Adrien Roose prend la parole devant son personnel. Les coursiers et les restaurateurs reçoivent ensuite un e-mail les informant de l’arrêt des activités. Certains coursiers se sont plaints sur les réseaux sociaux de n’avoir reçu qu’un e-mail. Mais difficile de procéder autrement quand on compte une manne de plus de 4.500 livreurs en Europe (dont 2.500 étaient actifs en juin). Au même moment, Chloé et Adrien Roose publient chacun de leur côté un long message pour donner leur vision de la situation. Dans la foulée, Take Eat Easy ferme également sa plateforme web.
Soutien de l’écosystème start-up belge
Sur la planète techno belge, c’est l’effroi. Voilà une start-up prometteuse ayant levé pas moins de 16 millions d’euros moins d’un an auparavant qui met un terme à son activité par manque de cash ! Et pendant que les réseaux sociaux crépitent en ce mardi matin, une partie de l’équipe continue le travail. Non plus pour assurer le business mais pour répondre aux interrogations des livreurs et des restaurateurs qui se demandent s’ils seront payés car Take Eat Easy encaissait les paiements des clients avant de le reverser en fin de mois aux restos, déduction faite de sa commission.
Pas rentable comme modèle?
Les sommes levées par les différents acteurs de la livraison de repas depuis deux ans ont alimenté la crainte d’une bulle. Beaucoup d’observateurs mettent en doute la rentabilité d’une telle activité. Le modèle consiste à prendre, auprès du resto, une commission (entre 20 et 30%) sur la note de l’internaute, lequel ne paie que 2,5 euros de frais de livraison. Sur un panier moyen proche de 30 euros, cela laisse environ 10 euros à une start-up comme Take Eat Easy, desquels il faut encore enlever la rétribution des livreurs. “Lorsqu’on s’est lancés, nous gagnions entre 3 et 4 euros par course, avant frais de fonctionnement et de marketing, détaille Karim Slaoui, l’un des quatre cofondateurs. Mais au début de 2016, nous perdions entre 1 et 2 euro(s). ”
Pourquoi cette dégradation ? En bonne partie à cause de la concurrence, notamment de Deliveroo. En effet, pour conserver certains restos, Take Eat Easy a parfois dû accepter de baisser sa commission à environ 20 %. Ensuite, les frais de livraison demandés à l’internaute sont passés de 3,5 à 2,5 euros, en plus d’accepter que la commande minimum ne soit plus que de 15 euros au lieu de 20 euros (ce qui diminue forcément la commission). Enfin, pour fidéliser son pool de livreurs, la start-up a également dû octroyer des bonus aux coursiers, faisant passer le prix moyen d’une livraison de 7,5 euros à pas loin de 9 euros, d’après Karim Slaoui. Moins facile de convaincre des investisseurs quand on perd de l’argent sur chaque livraison. “Depuis quelques mois, nous avions fortement travaillé sur ce que rapportaient les livraisons, soutient Karim Slaoui, et en mai, nous touchions quelques cents sur chacune d’elles.” Mais apparemment trop tard pour convaincre…
Dans un post Facebook qui a fait le tour de la Toile, le resto parisien Booba Mara, épingle la start-up : ” Pourquoi avoir laissé le mois entier s’écouler ? Pourquoi avoir continué à encaisser jusqu’à la dernière minute sur le dos des livreurs – qui sont tous dans des situations précaires – tout en sachant que vous alliez les planter ? Pourquoi avoir volé des restaurants qui sacrifient leur marge pour faire face en travaillant avec vous ? (…) Ce que vous avez fait là, ce n’est pas fair-play… Vous avez cramé 6 millions d’euros en un an et avec tout ça, vous n’avez pas su anticiper pour éviter de voler un mois de travail aux plus faibles. On ne vous pleurera pas. ” (sic) Tous ne se montrent pas aussi critiques même s’il est plus que probable que bon nombre de restos ne seront pas payés pour les commandes du mois de juillet.
Sur la soixantaine de personnes actives à Bruxelles, une vingtaine demeure au poste. ” Nous répondions aux questions des restaurateurs et des livreurs, nous les avons informés du mieux qu’on pouvait sur les démarches à faire pour se retourner contre Take Eat Easy et pour tenter de récupérer de l’argent au moment où le curateur sera en fonction “, détaille Jonathan Lefèvre. Les fondateurs participent à ce mouvement et prennent aussi des contacts avec l’écosystème start-up pour aider les membres de leur équipe à se recaser. Chez eFounders, start-up studio bruxellois ayant développé une dizaine de start-up, le fondateur Thibaud Elzière admet avoir établi le contact. ” Take Eat Easy était une boîte exceptionnelle avec une équipe incroyable, ce serait dommage de perdre tous ces talents à la fois en France et en Belgique, glisse-t-il. Nous nous sommes donc rapprochés très tôt de l’équipe dirigeante afin d’avoir accès aux meilleurs profils… ” D’autres start-up sont également sur le coup. Jonathan Schockaert, CEO de Listminut, nous glisse qu’il pourrait envisager d’avancer l’engagement d’un profil prévu initialement au mois d’octobre. Même certaines grandes boîtes corporate s’intéressent à des profils comme ceux des fondateurs tandis que des venture capitalists auraient déjà envoyé des messages aux boss de Take Eat Easy pour les encourager à faire signe s’ils venaient à relancer une start-up.
Malgré une certaine solidarité qui s’organise autour de Take Eat Easy, reste l’incompréhension. ” Comment arriver à planter une entreprise alors que l’on a levé 16 millions d’euros “, s’interrogent certaines personnes pour qui baser son développement sur des levées de fonds consiste simplement à ” obtenir le droit de dépenser l’argent des autres “. Pour Pascal Flisch, responsable du business et développement de Roularta Business Information qui a examiné les comptes disponibles de la start-up (2013 et 2014, étant donné que les comptes 2015 ne seront probablement jamais déposés), ” la faillite de cette entreprise n’a rien de surprenant “. ” La courte histoire de Take Eat Easy se résume en deux bilans catastrophiques et une succession d’actes aux annexes du Moniteur belge qui témoignent d’une course aux capitaux, poursuit-il. Des capitaux qu’il faut sans cesse augmenter pour couvrir des pertes. En 2014 comme en 2013, le compte de résultats est clair : la marge brute est négative. Le chiffre d’affaires ne couvre donc pas les achats de marchandises et les frais généraux. Et malgré des levées de fonds qui n’ont probablement pas donné le résultat escompté, la cessation de paiements a fini par emporter la boîte. Ce modèle de développement nécessite beaucoup d’argent et, souvent, ces start-up ont besoin d’argent pour… boucher les trous et pour attirer de l’argent. Or à un moment donné, le commerce doit couvrir les frais d’une entreprise et nourrir lui-même sa croissance. C’est la base. ”
Sacrifiée par ses actionnaires
Pour Jean-Michel Noé, M&A senior manager chez Deloitte et spécialiste des start-up, ” Take Eat Easy constituait une start-up atypique en Belgique, car financée par des venture capitalists (VC) internationaux sur un modèle qui vise un développement international rapide, basé sur une succession de levées de fonds. Dans ce modèle, on accepte que neuf start-up sur 10 ne soient pas de gros succès, parce que la revente d’une seule de celles sur lesquelles on a parié est tellement profitable qu’elle couvre les échecs et permet de contribuer à un rendement positif sur le portefeuille “.
Take Eat Easy était une boîte exceptionnelle avec une équipe incroyable, ce serait dommage de perdre tous ces talents à la fois en France et en Belgique.” Thibault Elzière (eFounders)
Autrement dit, les investisseurs se montrent prêts à investir massivement sur une entreprise… comme s’ils réalisaient un pari au poker. C’est très clairement ce qu’ont fait Rocket Internet, DN Capital, Piton Capital et Eight Roads Ventures lorsqu’ils ont injecté 16 millions d’euros en 2015 dans Take Eat Easy. Mais visiblement, moins d’un an plus tard, ils n’ont plus accepté de suivre. ” Sans doute qu’une start-up comme Take Eat Easy aurait dû lever 30 à 50 millions d’euros lors d’un nouveau tour de table, nous glisse Jean-Michel Noé. C’est le rôle des VC que d’investir même lorsque la start-up affiche un cash-flow négatif. ” Un point de vue que partage et comprend Toon Vanagt, fund manager chez Lean Fund qui a misé 150.000 euros sur Take Eat Easy au moment de son lancement. ” Quand on investit dans une entreprise comme celle-là, on espère qu’elle puisse traverser la death valley, c’est- à-dire qu’elle peut avoir assez de cash pour tenir un certain temps avant d’obtenir la rentabilité. Or on voit souvent que c’est celui qui arrive avec le plus d’argent sur ce type de marché qui l’emporte. ” A contrario, les gros fonds étrangers sont aussi capables de retirer la prise à tout moment, comme avec Take Eat Easy.
Pourquoi les actionnaires n’ont-ils pas suivi ? D’abord, Rocket Internet, qui a porté les précédentes levées de fonds, avait également investi dans d’autres start-up de livraison concurrentes, comme Foodora. Certains y voient une manière de parier sur plusieurs chevaux pour obtenir des chiffres des différents marchés avant d’en sacrifier certains. De plus, Rocket Internet, lui-même côté en Bourse, peine en ce moment à convaincre. Ensuite, lors d’un nouveau tour de table, il n’est pas rare que les investisseurs acceptent de remettre au pot si de nouveaux acteurs interviennent. Mais Adrien Roose, CEO de Take Eat Easy a frappé à la porte de… 114 investisseurs. Sans succès. Sans doute parce que le marché de l’investissement sur ce genre de start-up s’est dégradé ces derniers mois et que Take Eat Easy n’affichait pas, en début d’année en tout cas, un bon taux de rentabilité par course (lire l’encadré). Mais aussi parce que la concurrence s’est fortement installée sur les marchés visés par Take Eat Easy et a levé beaucoup d’argent : Deliveroo a levé 170 millions de dollars en 2015, soit 10 fois plus que Take Eat Easy. Delivery Hero de Rocket Internet a obtenu plus de 550 millions en 2015. Puis surtout, le marché savait qu’Uber prévoyait de passer à l’offensive en Europe avec son service concurrent Uber Eats. Sans compter que, depuis quelques mois, Deliveroo frappe aussi aux portes des investisseurs. Il vient d’ailleurs de dévoiler une nouvelle levée de fonds de 275 millions de dollars.
Trahi par La Poste française ?
La start-up belge a dès lors imaginé se faire racheter et aurait eu, selon nos informations, des pistes avancées avec d’autres acteurs du secteur, eux aussi en attente de fonds. Sans succès. Aussi, quand Geopost, filiale de La Poste française spécialisée dans la livraison express, se montre intéressée par Take Eat Easy et envisage un investissement de près de 30 millions d’euros, les fondateurs privilégient cette piste. Ils lui accordent d’ailleurs une exclusivité. Sans le moindre plan B, de l’aveu même d’Adrien Roose. ” Il n’est pas rare que les parties prévoient une période d’exclusivité, compte tenu des frais engendrés et des moyens nécessaires à de tels pourparlers, analyse Alexiane Wyns, avocate au barreau de Bruxelles. La due diligence(vérifications nécessaires avant un investissement, Ndlr) intervient en principe durant cette période d’exclusivité. Dans le cas de Take Eat Easy, si la due diligence a effectivement duré trois mois, cela semble assez long. De manière générale, il est prudent de définir le calendrier précis et de prévoir un terme à la période d’exclusivité ou une échéance pour le closing de la levée de fonds. ” Car, même si Geopost soutient ne pas s’être formellement engagée à investir, lorsque le groupe français a notifié son refus, il restait trop peu de temps à Take Eat Easy pour trouver une autre solution, malgré de nombreuses tentatives.
La raison exacte pour laquelle Geopost n’a pas donné suite à la possibilité d’investissement dans la firme belge n’a pas été officiellement dévoilée. Mais l’affaire pose question : Geopost possède 80 % de Resto-In, une start-up dont l’activité est identique à Take Eat Easy. Ainsi qu’une part minoritaire dans Stuart, start-up de livraison express de colis à vélo… dirigée par les fondateurs de Resto-In. En investissant dans la start-up belge, Geopost aurait pu rapprocher Resto-In et Take Eat Easy. Et, pourquoi pas, nouer un partenariat avec Stuart… Un scénario pas si irréaliste : au moment même où Take Eat Easy annonçait l’arrêt de ses activités, Stuart dévoilait, de son côté, un partenariat avec Allo Resto, autre concurrent spécialisé dans la livraison de repas. Allo Resto qui s’appuie sur des restaurateurs déjà équipés de système de livraison peut ainsi étendre son offre. Et pour Stuart, c’est l’occasion de doper son activité tout en se développant dans de nouvelles villes. Un des scénarios qui aurait largement pu être envisagé avec la jeune pousse belge également, mais qui aurait nécessité cet investissement, à risque, d’une trentaine de millions d’euros.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici