Comment Apple verrouille le marché des tablettes

Plus d’un an après le lancement de la tablette iPad, Apple reste de loin le premier acteur du marché. Et devrait l’être encore longtemps. Notamment parce que la concurrence a du mal, pour l’heure, à proposer des appareils moins chers. Enquête.

Où sont les concurrents de l’iPad, la tablette lancée par Apple ? Il faut bien les chercher. Dans les rayons d’un Media Markt, à Woluwe Saint- Lambert, visité le 12 mai dernier, ils étaient quasiment inexistants. A peine trois modèles : un Toshiba, un Archos et une marque peu connue, Easypix, exposés sur un coin de rayon peu engageant et peu fréquenté. Tandis que les clients se bousculaient à deux pas autour de la zone Apple, jouant avec les iPad exposés sur une spacieuse table couleur bois. Voilà qui illustre assez bien la situation du marché des tablettes, plus d’un an après le lancement de l’iPad.

Ce n’est pas la faute de Media Markt : la chaîne aménage ses magasins en y créant une zone pour les tablettes mais la concurrence tarde. En fait, le challenger le plus important sur ce marché est Samsung, avec la tablette Galaxy, mais le magasin était en rupture de stock. “Venez plus tard, de nouveaux modèles vont rentrer”, expliquait un vendeur, embarrassé. HP, BlackBerry et Sony ont annoncé des modèles prometteurs, mais ils n’existent, pour l’heure, que sous la forme de communiqués de presse. Sony, par exemple, a annoncé de belles tablettes qui ne seront disponibles, en Belgique, qu’à l’automne.

Près de 50 % du marché à l’horizon 2015

Apple a donc devant lui un boulevard pour l’iPad. Cette situation devrait durer assez longtemps. Les prévisions de Gartner indiquent une explosion du marché des tablettes, qui devrait passer de 17,6 à 294 millions d’unités entre 2010 et 2015. D’ici quatre ans, il aura donc une taille assez proche de celle du marché mondial du PC, qui comptait 350 millions d’ordinateurs l’an dernier. Et Apple y vendra presque une tablette sur deux. Comparaison avec le marché actuel du PC : dans ce dernier, le numéro 1, HP, ne dépasse pas les 20 %.

Comment Apple devrait-il ainsi tenir à distance ses concurrents ?

Il bénéficie bien sûr de l’avantage du premier joueur, qui impose sa loi au marché qu’il vient de créer : plus de 17 millions d’iPad vendus dès la première année ! Cet avantage inclut aussi une masse d’applications plus importante que celles disponibles pour la concurrence. Apple profite également des hésitations stratégiques des concurrents. Leur réaction, jusqu’à présent, s’est limitée à proposer des copies plus ou moins fidèles de l’iPad. “2011 sera l’année des copycats“, avait déclaré Steve Jobs, le CEO d’Apple, lors de la présentation de la deuxième génération de la tablette, en mars dernier.

Un tarif difficile à battre

Il faut dire qu’Apple a utilisé une méthode qui ne lui ressemble pas pour rendre la vie difficile à ses concurrents. Il s’est montré très modéré dans les prix. Jusqu’à présent, il se prenait pour une BMW ou une Mercedes de l’informatique, faisant payer sa marque à des tarifs plus élevés, et dégageant de grosses marges. Pas pour l’iPad, que la concurrence ne parvient pas, pour l’heure, à battre, du moins à capacité égale. Ainsi, Asus, constructeur d’ordinateurs pas chers, sort une tablette de 16 gigabytes de mémoire à 499 euros, alors que l’iPad équivalent est vendu 479 euros. Quelques fabricants tentent des tarifs plus bas, mais avec des performances moindres.

“Nous l’attendions à un tarif de 1.000 euros, il est finalement sorti à 500 euros”, explique Bruno Kesteloot, patron de MacLine, un des principaux distributeurs de produits Apple en Belgique. “Apple a également demandé un effort sur la marge aux canaux de distribution. Ce n’est pas un souci, car c’est un business supplémentaire.” Le prix compétitif s’explique aussi par une force d’achat plus importante, qui donne accès à des composants moins chers.

Pourtant les tablettes restent encore trop chères. “Cela reste encore un accessoire de luxe”, estime Jeff Orr, principal analyst mobile devices chez ABI Research, un bureau d’études américain. “Lorsque l’on fait des enquêtes auprès des consommateurs, les tarifs jugés acceptables, pour une tablette, se situent entre 300 et 400 dollars, alors que le prix de vente moyen est supérieur à 500 dollars. Les prix devraient diminuer.”

Une concurrence tardive et confuse

La troisième raison qui confère une position dominante durable à Apple est la confusion du marché. Les concurrents arrivent en ordre dispersé, avec des approches différentes, où il est difficile de relever des avantages comparatifs saillants. La raison de choisir autre chose qu’Apple n’apparaît pas encore clairement, hormis l’attraction ou la répulsion que peut exercer une marque.

Pour l’heure, l’adversaire le plus important est Samsung. “Il est parvenu à obtenir 8 % du marché en 2010, ce qui n’est pas mal du tout vu les circonstances”, estime Jeff Orr. Samsung a été habile : il a sorti un appareil plus petit que l’iPad, la tablette Galaxy, avec un écran de 7 pouces. “C’est aussi un téléphone”, explique Kristof Van Huffel, product manager chez Samsung Mobile. “On peut le mettre dans la poche d’une veste. Il est ultra-mobile.” Les ventes ont “dépassé les espérances”, qui, en Belgique, n’étaient pas très élevées, il est vrai, car le marché est réputé plus lent à la détente que les pays voisins. Mais le coût marketing a été élevé, car Samsung a choisi de frapper fort avec des publicités très visibles.

Il s’agissait d’une réponse un peu improvisée. “Le premier Galaxy n’est pas une vraie tablette”, estime Philippe de Ville, manager d’AppSolution, une société belge développant des applications pour le marché des iPhone, des iPad et aussi celui des tablettes utilisant Android. “Il utilise un système pour smartphone, pas pour tablette. Il n’y a pas moyen de développer des applications spécifiques.” D’ailleurs les magasins ne savent pas toujours où le placer : dans le rayon téléphones ou dans celui des ordinateurs ?

Le système utilisé par le Samsung Galaxy, appelé Android (version 2.2), a été conçu par Google pour le monde de la téléphonie mobile, afin de concurrencer l’iPhone et les autres smartphones. Il devient un peu ce que Windows est pour les PC : un logiciel de base utilisé par un grand nombre de fabricants de téléphones, de Motorola à HTC. Contrairement à Windows, cependant, Android est gratuit, et est ouvert. Cela signifie que les fabricants peuvent adapter le programme à leur guise en accédant aux codes du logiciel.

Android, le grand espoir

Google pousse Android sur le marché des tablettes avec une nouvelle version, appelée Honeycomb (version 3.0). “C’est en fait la première version vraiment adaptée aux tablettes, continue Philippe de Ville. Les premiers vrais concurrents de l’iPad arrivent donc maintenant.” Samsung va sortir des tablettes sur cette base, Sony aussi, ainsi que de nombreux autres constructeurs.

La société AppSolution a développé des applications pour l’iPhone et l’iPad, notamment pour les médias (Le Soir, Roularta Media Group, qui édite Trends-Tendances). Cependant, ses affaires sont actuellement majoritairement orientées vers les applications B2B. Elle a fourni des applications utilisant l’iPad pour IBA, Danone, Tom&Co ou UCB. Il s’agit souvent d’applications pour les commerciaux, qui permettent de montrer des présentations, de remplir des rapports. “Nous proposons aussi des applications pour Android, mais la demande est encore très faible, faute de tablettes sur le marché.” AppSolution compte six programmeurs pour iPad/iPhone, et un seul pour Android. C’est d’ailleurs le reproche formulé pour les tablettes utilisant la dernière version d’Android : la bibliothèque d’applications en ligne, Android Market, n’est pas très fournie. “Ce système est particulièrement faible du côté des applications, écrit PC Magazine, ce qui pourrait freiner la vente des tablettes Honeycomb (version 3.0 d’Android) pour un moment.”

Néanmoins, selon le bureau d’études Gartner, Android devrait devenir le premier concurrent de l’iPad, avec 38,6 % du marché à l’horizon 2015, soit 113,4 millions d’appareils. Il sera donc le challenger le plus sérieux pour Apple, bien que le principe reste très différent. Très intégré verticalement, Apple ne licencie pas son architecture iOS, qui est la base de l’iPad (et de l’iPhone), alors que Google propose à qui veut son logiciel Android. Les 38,6 % du marché que ce dernier pourrait détenir en 2015 seront donc partagés entre un grand nombre de fabricants, qui eux-mêmes ne proposeront pas les mêmes fonctionnalités.

Le malentendu avec BlackBerry

A côté de ce duo dominant, le marché devrait encore compter, selon Gartner, deux acteurs substantiels, qui pourraient détenir chacun 10 % du marché en 2015 : BlackBerry et HP. Pour l’heure ils n’ont guère dépassé le stade des annonces. La vente de leurs appareils n’a pas encore touché le marché belge.

Ces arrivées tardives suscitent un certain scepticisme, car l’expérience du monde de la micro-informatique ne plaide pas en faveur d’une offre trop dispersée. Les utilisateurs tendent à s’orienter vers les plates-formes où le choix d’applications est le plus grand, ce qui a donné une vingtaine d’années de prospérité à Microsoft et Windows.

BlackBerry, qui est la marque des smartphones produits par le canadien RIM, touche surtout le public des entreprises. Elles apprécient son système de courriel mobile sécurisé. L’annonce d’une tablette – la PlayBook – a été accueillie avec un enthousiasme modéré, même si l’appareil est jugé efficace et très convivial. “Elle a de bons os mais elle est squelettique”, résume PC Magazine, qui a testé la PlayBook. Toujours le problème de l’oeuf et de la poule : la PlayBook manque d’applications.

L’élément qui pourrait assurer une place au soleil pour la tablette de RIM est la clientèle constituée des entreprises. “L’ennui, aujourd’hui, c’est que l’on compare toutes les nouvelles tablettes à l’iPad, dit Jeff Orr, d’ABI Research. Pour la PlayBook, cela n’a pas de sens. Elle s’adresse aux utilisateurs de BlackBerry, qui vise le monde des entreprises, alors que l’iPad s’adresse en priorité au grand public. La PlayBook est une extension naturelle du BlackBerry.” D’ailleurs, sur la PlayBook, il n’y a pas moyen de lire ses e-mails ; les courriels sont consultés par le truchement d’un BlackBerry.

L’abstention de Microsoft

Jeff Orr est plus sceptique sur les projets de HP, qui entend commercialiser son propre standard de tablette, WebOS. Le numéro un du PC a racheté Palm, une ancienne gloire des organiseurs électroniques (PDA), qui a développé WebOS pour les petits appareils portables (smartphone, tablette, ordinateur ultraportable).

“Palm a un public loyal, mais petit, note Jeff Orr. Je ne suis pas certain que les développeurs de Palm suivront le mouvement.” Ils risquent de préférer alimenter les marchés où leurs chances de toucher un vaste public est plus grande, sans parler de la rémunération. Car les développeurs pour iPad/iPhone sont fort demandés et bien payés. “Aux Etats-Unis, ils peuvent gagner jusqu’à 50.000 dollars par mois, indique Philippe de Ville, d’AppSolution. Et chez nous, ils peuvent gagner par mois 20.000 euros.”

Et Microsoft ? Bizarrement, il reste à l’écart. “Nous ne pensons pas que Microsoft envisage une transition de Windows Phone 7 vers les tablettes”, estime Carolina Milanesi, research vice president chez Gartner.

La force cachée derrière l’iPad : iTunes

Cette confusion de la concurrence ne sera dans doute que provisoire. Comme pour le marché des micro-ordinateurs dans les années 1980, le marché devrait connaître un écrémage. La menace la plus visible, pour Apple, est Android. L’élément qui pourrait encore assurer une position de force à Apple est iTunes. L’iPad, l’iPhone et l’iPod ne seraient pas les succès qu’ils sont devenus sans ce dispositif, à la fois logiciel et services en ligne. Ces appareils fonctionnent en fait dans un écosystème dont iTunes est le coeur et le cerveau.

A l’origine, iTunes était un logiciel gérant la bibliothèque de musique d’un micro-ordinateur, qui servait à alimenter des baladeurs iPod. Apple a méthodiquement étendu ses services, le transformant en boutique pour vendre de la musique – c’est le premier magasin de musique en ligne au monde – pour distribuer des podcasts (gratuits), pour vendre des films et des séries. Apple a pris soin d’imposer aux acheteurs de ses iPod, iPhone et iPad de se connecter sur un logiciel iTunes pour utiliser leur appareil, et a ainsi créé un lien. iTunes est le passage obligé pour télécharger des applications gratuites et payantes.

Sans iTunes, l’iPad ne serait pas ce qu’il est. Plus iTunes s’étend, plus la tablette d’Apple étend ses fonctions, et plus elle est attractive pour les utilisateurs. L’iPad est très difficile à concurrencer. “Vous ne pouvez pas réinventer la roue, résume Carolina Milanesi, de Gartner. Tous ceux qui ont tenté de construire une alternative à iTunes ont échoué.” La machine iTunes commence à prendre de l’ampleur : elle annonce 5 milliards de dollars de chiffre d’affaires pour 2010.

Le succès d’iTunes devrait aussi entraîner des soucis pour Apple. A force d’imposer un contrôle étroit, des exclusivités, l’entreprise attire l’attention des autorités de la concurrence des deux côtés de l’Atlantique. Les conditions imposées pour les applications iPad ou iPhone ont déjà provoqué des conflits avec les éditeurs de presse. Le taux de commission compté par Apple pour la vente de tous les services (musique, applications,..) – il est de 30 % – suscite aussi des critiques. Apple pourrait ainsi se retrouver rapidement dans la situation de Microsoft avec les procès antitrust contre Windows. Mais n’anticipons pas…

Robert van Apeldoorn

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