“Une ‘Ryanairisation’ rampante se diffuse dans l’économie”

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Avec le chômage d’un côté et la hauteur des cotisations sociales de l’autre, de plus en plus de mécanismes se mettent en place pour abaisser le coût du travail: subvention, stage, ubérisation, etc. Le travail low cost prend de l’ampleur. Rencontre avec Valérie Segond, journaliste au Monde et auteure de “Va-t-on payer pour travailler ?”.

La Belgique, comme la France, est souvent pointée du doigt pour son marché du travail trop rigide et le coût élevé des salaires. Pourtant, beaucoup n’ont pas l’impression de rouler sur l’or. Comment expliquer cet écart entre le sentiment d’une partie de la population et les statistiques ? Une réponse est avancée par la journaliste Valérie Segond, collaboratrice au journal Le Monde et chroniqueuse à France Culture. Son ouvrage Va-t-on payer pour travailler (1) décrit les divers mécanismes qui permettent, discrètement, d’abaisser le coût du travail. ” J’ai, dit-elle, rencontré au fil du temps de plus en plus de personnes dont le travail était en partie subventionné, qui bénéficiaient de statuts d’apprentis ou de contrats de professionnalisation, enchaînaient les stages et étaient payés un quart du Smic (le salaire minimum légal en France, qui correspond à 1.480 euros bruts par mois, Ndlr). Bref, ils ne coûtaient pas grand-chose à l’employeur. Et je ne trouvais pas trace de ces gens dans les statistiques. ”

VALÉRIE SEGOND. Beaucoup de gens échappent au radar : les chiffres, harmonisés au niveau européen, ne tiennent pas compte des salariés qui travaillent dans les entreprises de moins de 10 employés, des contrats à durée déterminée de moins d’un mois, etc. Ainsi, beaucoup de sous-traitants de grandes entreprises sont des petites sociétés. Et les grandes entreprises ont de plus en plus recours à l’externalisation de certaines activités. Ces contrats de sous-traitance sont remis en concurrence régulièrement, ce qui exerce une pression à la baisse sur les salaires des sous-traitants. C’est ce qui explique que dans tel ou tel groupe, le coût de la fonction informatique par exemple baisse de 30 % sans lien apparent avec le coût du travail

La manière de calculer le temps de travail a également changé.

Les cadences de travail sont désormais réglées par des logiciels sur lesquels les salariés n’ont aucune prise. Et tant pis pour ceux qui ne parviennent pas à suivre ces cadences.”

Paradoxalement, l’instauration des 35 heures en France a fait gagner énormément en productivité. On s’est mis à calculer différemment la durée du temps de travail, en ayant recours à la pré-quantification, qui est un phénomène que nous retrouvons dans tous les pays. A la poste, dans les hôpitaux, dans les centres d’appel, etc., les cadences de travail sont désormais réglées par des logiciels sur lesquels les salariés n’ont aucune prise. Et tant pis pour ceux qui ne parviennent pas à suivre ces cadences : ils ne seront pas rémunérés pour leurs heures supplémentaires. Des distributeurs de prospectus ont ainsi saisi l’inspection du travail et celle-ci s’est rendu compte qu’effectivement, ils ne pouvaient pas réaliser leur tâche dans les temps impartis. Une tournée qui devait durer 2h52 prenait en réalité plus de 5 h. Ces mécanismes qui font travailler les gens plus longtemps sont partout. Chez les cadres, on observe une explosion des burn out, mais on refuse d’en parler. Au contraire de la Belgique, la France ne reconnaît pas le burn-out comme maladie professionnelle.

Et il y a l’explosion de l’économie collaborative…

Attention. On met des choses très différentes dans l’économie collaborative. Il faut distinguer ce qui est de l’ordre du partage – qui n’est pas du travail au sens du droit européen – et ce qui est de l’ordre de l’ubérisation, des plateformes de mise en relation. Là, il y a vraiment un travail, même si Uber estime qu’elle ne fait que mettre en relation un client et un entrepreneur. Ces plateformes ont eu une forte influence sur la définition de ce qui est un revenu, sur la fiscalité du travail, sur le fait que désormais il faut du capital pour avoir un job. Il y a de plus en plus de travail qui consiste en effet à utiliser des actifs sous-employés pour en tirer du revenu : mon appartement (en location via Airbnb), ma voiture (via BlaBlaCar), etc. Les lignes sont en train de bouger et posent des questions sur la définition de la notion de travail.

Des questions aussi sur la rémunération que l’on peut espérer.

Oui. Ces plateformes collaboratives donnent accès au travail à des gens qui en étaient éloignés, mais à quel prix ! Quand vous interrogez des personnes qui ont des contrats via des plateformes de jobbing telles que Kang (des plateformes où voyants, bricoleurs, juristes, etc. peuvent offrir leurs services), elles vous disent qu’elles ne gagnent pas plus de 5 euros de l’heure. Kang, Uber, etc. prennent 25 % de commissions. On vous fait payer cher le client !

Ce modèle est-il durable ?

C’est la question. Cette économie vit sur le subventionnement de l’économie classique. Tant que vous avez une retraite, une indemnité de chômage, un emploi classique ou tant que votre conjoint vous assure un revenu, une sécurité sociale, vous pouvez prendre ces jobs à 5 euros de l’heure. Mais le jour où vous ne disposez plus de revenu parallèle, comment faites-vous ? Le gros problème de ces modèles, ce sont les subventions masquées. Le problème dépasse d’ailleurs l’économie collaborative. Tout le travail low cost vit sur des subventions masquées. En France, via les stages, les contrats d’apprentissage, etc., nous ne sommes pas loin d’avoir 2 millions d’emplois subventionnés par l’Etat.

PROFIL

• Titulaire d’un master en philosophie obtenu auprès de l’université de Paris IV (Sorbonne) en 1984 et d’un master de Sciences Po Paris en 1986

• Journaliste spécialisée dans les domaines économiques et sociaux dans divers quotidiens. Elle a travaillé auprès d’Agefi (de 1991 à 1994), a été correspondante pour Le Monde à Hong Kong (de 1994 à 2000), a oeuvré à La Tribune ( de 2001 à 2012) où elle a été notamment grand reporter puis éditorialiste.

• Elle est aujourd’hui chroniqueuse sur France Culture et réalise pour Le Monde de grands dossiers économiques.

• Depuis 2012, elle anime aussi des débats et des tables rondes (pour des fédérations d’entreprises, des acteurs publics, etc.).

Cela va même plus loin, avec le cas de salariés qui doivent payer (des formations, des qualifications, etc.) pour avoir accès au marché du travail, comme dans le secteur aérien.

L’aérien, secteur d’activité internationale où le low cost a connu une forte croissance, est un cas intéressant. Que voit-on ? Les gens se qualifient, et malgré cette qualification et la croissance très importante du secteur, il y a un chômage très important. Les pilotes dépensent de plus en plus pour leur qualification : ils doivent acheter des formations, des qualifications pour des appareils spécifiques, parfois leur uniforme et se mettre, comme chez Ryanair, en régime d’autoentrepreneur. Et le prix de la qualification des pilotes a suivi la courbe du chômage. Le patron de Ryanair, Michael O’Leary ne le cache pas : ” mes pilotes travaillent gratuitement “, dit-il.

Cela dépasse le cas de Ryanair ?

Aujourd’hui, il faut payer pour travailler. Les entreprises ne veulent plus payer pour qualifier les jeunes qui doivent donc payer leur apprentissage.

Oui. Il y a une ” ryanairisation ” rampante qui se diffuse dans toute l’économie. Ceux qui commençaient à travailler il y a 20 ou 30 ans étaient formés par les entreprises. Aujourd’hui, les entreprises ne veulent plus payer pour qualifier les jeunes qui doivent donc payer leur apprentissage. C’est en ce sens que je dis qu’il faut payer pour travailler. Et c’est choquant parce que c’est très inégalitaire : les riches peuvent payer cette qualification à leurs enfants, mais ceux qui ne peuvent pas travailler gratuitement se déclassent.

Vous critiquez aussi la franchise, un autre mécanisme qui coûte cher au travailleur.

Quand la franchise a été introduite dans nos pays, elle était gratuite. Son développement, dans le secteur de la distribution par exemple, a constitué un formidable levier d’enrichissement. Mais aujourd’hui, la franchise s’est étendue au B to B. Avec le chômage des cadres qui a explosé, certains franchiseurs ont inventé un ” concept ” dans le conseil aux entreprises. Ils repèrent les cadres qui se sont fait licencier, leur vendent une franchise de consultant et aspirent leurs indemnités de chômage en leur faisant payer des droits d’entrée exorbitants, en leur présentant un business model qui est totalement ” bidon “. Vous voyez, il y a des mécaniques parfois très différentes, mais elles s’enracinent toutes dans le chômage et ont toutes pour résultat de faire baisser le prix du travail, quoi qu’on en dise.

Vous allez jusqu’à soulever la question du travail bénévole.

Il existe en France entre 700.000 et 1 million de bénévoles équivalents temps plein. Mais dans certains cas, on observe une instrumentalisation de cette bonne volonté. Pour obtenir du travail gratuit, rien de tel que de créer une association. La frontière est de plus en plus poreuse entre le lucratif et le non-lucratif, entre le professionnel et le bénévole. Lors de l’Euro 2016, la Fédération française de football a mis sur pied une association pour recruter 6.500 bénévoles qui ont travaillé gratuitement pendant deux mois pour une opération très profitable.

Mieux encore : on va faire travailler le client !

C’est merveilleux. Actuellement, nous assistons à des départs massifs à la retraite de personnes qui ont été recrutées à la fin des années 1960 et dans les années 1970. Ces gens-là ne seront pas remplacés par des jeunes, mais par des applications, des systèmes qui reposent sur ” l’expérience client “. Déjà aujourd’hui vous ne trouvez plus personne pour vous permettre d’acheter un billet de train ou pour résoudre un problème de connexion internet. C’est vous qui travaillez. Quand vous discutez avec les opérateurs télécoms, ils disent qu’ils travaillent aujourd’hui d’arrache-pied pour faire travailler de plus en plus les clients. Ces départs massifs à la retraite qui auront lieu dans les trois ou quatre prochaines années vont permettre de mettre en place ces nouveaux systèmes en douceur. Les gains de productivité dans les services seront massifs. Je peux vous dire que le client n’a pas fini de travailler !

“900 euros par mois, est-ce encore trop ?”

Les exemples donnés par Valérie Segond se situent en France. Mais chez nous aussi, nous observons des tendances identiques, notamment en ce qui concerne l’emploi subventionné ou les imperfections statistiques.

Le problème des statistiques, qui ne prennent en compte dans le calcul du coût du travail que le salaire mensuel de salariés à temps plein engagés dans des sociétés de plus de 10 personnes, est européen, confirme l’économiste Philippe Defeyt. “Cela pose en effet question, car on sait que le salaire horaire, pour les travailleurs à temps partiel (que l’on trouve surtout dans la distribution, l’horeca, etc.), est en moyenne inférieur au salaire horaire des travailleurs à temps plein”, observe-t-il. Philippe Defeyt précise aussi qu’une autre question agite le Conseil central de l’économie : une partie des réductions de cotisations sociales est considérée comme des subventions et n’apparaît donc pas clairement, aux côté des salaires et des cotisations sociales, dans la comptabilité nationale.

“Rares sont les travailleurs pour lesquels les taux affichés de cotisations sont réellement appliqués, abonde le secrétaire général de la FGTB wallonne, Thierry Bodson. Il y a les réductions structurelles sur les bas salaires, sur les hauts salaires, sur les moins de 25 ans, sur les plus de 25 ans, sur les publics cibles, etc. Dans une petite entreprise, le coût moyen d’un travailleur (sur les six premiers embauchés) tourne autour de 900 euros par mois pendant les trois premières années. Est-ce encore trop ?”

Le syndicaliste wallon pointe en outre une mesure que l’Etat fédéral est en train de mettre en place afin de favoriser l’embauche de jeunes jusqu’à 22 ans. Elle devrait permettre aux entreprises d’engager ces jeunes à 85 % du salaire minimum interprofessionnel. Or s’ils sont payés à 85 %, cela signifie qu’en poche, les jeunes auraient intérêt à rester au chômage. “Le gouvernement a donc décidé de réduire la fiscalité pour que le jeune engagé touche en net ce qu’il aurait touché s’il était payé à 100 %, note Thierry Bodson. Mais comme il n’y a pas assez de précompte, c’est l’Onem qui va payer une partie du salaire.”

(1) Valérie Segond, “Va-t-on payer pour travailler”, éditions Stock, 304 pages, 19 euros.

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