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Uber: “Le marché, c’est moi” ou la castration du socialisme

Si l’uberisation de l’économie fait si mal au salariat et apporte du grain à moudre à (l’extrême) gauche, elle l’a surtout castré d’un de ses vieux bijoux de famille: la collectivisation des moyens de production.

Il existe encore de nombreux irréductibles pour rêver au matin du grand soir. Ceux-là même pensent qu’après tout, si le capitalisme continue d’accumuler des richesses, le moment de l’expropriation n’en sera que plus douloureux. Mais Uber – et plus globalement les plateformes de travail collaboratif – a définitivement mis un terme à leurs espoirs. Pour comprendre cela, rappelons-nous que depuis l’avènement du socialisme, il existe deux classes sociales qui restent hermétiques à cette idéologie : le grand patronat (ou actionnariat) qui a toujours été d’obédience libérale, ainsi qu’une seconde catégorie de petits indépendants tels que les artisans, les commerçants ou les agriculteurs. De fait, ceux-ci sont plutôt conservateurs puisqu’ils ne trouvent d’intérêt ni dans la saisie jacobine de leurs outils ni dans une mondialisation libéralisée. Après tout, au nom de quoi un ébéniste voudrait-il être en libre concurrence avec IKEA ; ou un agriculteur faire face à des produits venus d’Espagne ?

Uber a mis en place ce que des siècles de socialisme n’ont jamais réussi à faire: rendre l’outil de production au travailleur

Or Uber opère un bouleversement entre ces classes sociales en transposant des milliers de personnes d’un régime de salariat (ou assimilé) vers un régime d’auto-entrepreneur. En effet, en faisant de tout un chacun un indépendant avec ses propres moyens de production – une voiture et un smartphone – tout projet de collectivisation devient un projet de spoliation de l’outil de travail du travailleur. Uber a de fait mis en place ce que des siècles de socialisme n’ont jamais réussi à faire : rendre l’outil de production au travailleur. À gauche pourtant, cette situation est dramatique. Les sociaux-démocrates (je reviendrai ensuite à l’extrême gauche) avaient depuis longtemps accepté le jeu capitaliste et troqué leur critique radicale contre la protection salariale et une ouverture toujours plus grande à la consommation. L’entreprise californienne a cependant réussi à bâtir un business modèle qui a fait de cette redistribution le levier de ses affaires.

On le sait, un bien ou un service possède deux types de valeurs que l’on appelle généralement “valeur d’échange” et “valeur d’usage”. C’est traditionnellement sur la valeur d’échange – en vendant la production – que le capital se rémunère. Mais en permettant l’accès à la plus large consommation possible, la social-démocratie a créé un environnement propice au développement de l’économie collaborative. Cette massification des biens permet en effet aux plateformes de ne pas devoir posséder un outil, mais simplement d’en valoriser le partage. Le travailleur est en fait poussé à activer ses propres biens de consommation pour en faire des outils de production. C’est là tout le génie de l’uberisation et ce qui en fait un phénomène fondamentalement post-capitaliste : ces entreprises ont dépassé le clivage possédant / travailleur.

La question évidente qui survient est alors de savoir – puisque ce n’est pas de par son apport en moyens de production – de quelle manière se rémunère Uber ? Grâce à un principe vieux comme le monde : celui des droits douaniers appliqués à des marchés digitaux. C’est en effet exactement ce qu’un chauffeur Uber paie : une taxe pour accéder au marché numérisé du transport de personnes. Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de simplement affirmer qu’Uber est leader sur son marché, mais bien qu’Uber est le marché. Dans une économie digitale où “le gagnant prend tout”, les investissements massifs en capital-risque puis via la bourse permettent à une entreprise – et une seule – d’atteindre une place tellement dominante qu’elle en vient à se confondre au marché lui-même. Il suffit ensuite de simplement placer des “postes-frontières” qui s’assurent du prélèvement des droits d’accès au marché numérique. Tout cela sans avoir ni à produire du travail ni à posséder les moyens de production.

Le néolibéralisme s’est réapproprié les mécanismes douaniers pour les mettre au service d’intérêts pri

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Le plus beau dans tout ça, c’est que partout autour du globe – et au moins depuis 1957 en Europe – le projet libéral s’est évertué à démanteler tous les mécanismes protectionnistes au nom du libre-échange. Le néolibéralisme – qui n’est pas simplement une forme exacerbée de l’original, mais une idéologie qui force la logique marchande dans toutes les sphères de la vie – s’est réapproprié ces mêmes mécanismes douaniers pour les mettre au service d’intérêts privés. Ainsi la “bête immonde” qu’était la compétence publique de régulation est devenue le ressort du profit post-capitaliste. Et ce n’est d’ailleurs pas un accident si l’entreprise précurseur de ce modèle soit active dans le secteur de la mobilité : Uber est une réponse originale au besoin impératif d’être disponible et déplaçable.

Si pour la gauche réformiste la situation est inconfortable, mais pas désespérée – elle peut toujours tenter de tisser un nouveau compromis vertueux – l’extrême gauche est bel et bien castrée. Castrée de son idéal collectiviste, mais aussi orpheline de ses moyens d’action. En effet, quel sens peut encore avoir la grève si elle met à l’arrêt les actifs propres des travailleurs ? Ces difficultés ne sont pas neuves puisqu’elles trouvent leur origine dans la perte de la figure de l’adversaire depuis la financiarisation de l’économie. Cependant, l’avènement de l’auto-entrepreneur porte cette tendance à son paroxysme.

Dans ce contexte, quel avenir reste-t-il à la gauche de la gauche ? Comme disait l’économiste non orthodoxe Philippe Defeyt, le fond du problème est que la critique socialiste ne remet pas en question notre mode de vie tout entier tourné vers la consommation. Dans le cas de la voiture par exemple, l’enjeu est seulement de maîtriser par qui et pour qui les voitures sont produites et redistribuées. Mais lorsque l’économie collaborative sera arrivée à maturité, quel combat pourra encore mener la gauche radicale si ce n’est une prétendue lutte progressiste contre toutes les formes de discrimination ?

Laurent Wartel, PhD Candidate – UCL

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