“Si nous l’anticipons bien, le monde digital sera enthousiasmant pour tous”

© BELGAIMAGE - CHRISTOPHE KETELS

Jonas Prising, le patron de ManpowerGroup invite les travailleurs et les gouvernements à repenser tous les systèmes de formation pour réussir le basculement vers l’économie digitale. Une opportunité enthousiasmante, dit-il, mais qui peut aussi se révéler être un désastre si on l’affronte à reculons…

Chaque minute, ManpowerGroup met 348 personnes au travail à travers le monde. Cela forge évidemment une belle expertise sur le marché du travail. Cette expertise, le CEO Jonas Prising la partage avec enthousiasme, afin de convaincre le plus grand nombre que la digitalisation de l’économie est bien plus une source d’espoirs que de craintes. A condition que les individus, les entreprises et les Etats, à travers l’éducation et les systèmes d’accompagnement de travailleurs, s’y impliquent avec vigueur. Il était de passage en Belgique en ce mois de juillet.

Jonas Prising. Ce sentiment est probablement exagéré. Des postes de travail disparaîtront avec la digitalisation. Mais je pense que l’impact de la robotisation et de l’automatisation sera mineur par rapport à l’impact de notre capacité ou non à améliorer la qualification des travailleurs.

Aujourd’hui, on se focalise sur la voie la plus extrême, celle de la robotisation, mais tous les postes de travail ou presque seront impactés par les évolutions technologiques. Nous devons cibler l’essentiel de nos efforts sur la seule certitude : la nécessité d’augmenter le niveau de qualification de tous les travailleurs. C’est indispensable pour pouvoir appliquer les innovations dans le travail quotidien de chacun.

Profil

• Titulaire d’un MBA de la Stockholm School of Economics.

• Débute sa carrière dans la firme suédoise Electrolux (poste en France, en Asie et en Angleterre).

• Rejoint ManpowerGroup en 1999. Il y a occupé diverses fonctions à travers le monde, avant de devenir CEO en 2014 et président en 2015.

• Parle couramment le suédois, l’anglais, le français, l’allemand et l’italien.

Tous les postes de travail seront impactés par la technologie, dites-vous. Mais tous les êtres humains sont-ils aptes à se former et à maîtriser ces nouvelles technologies ?

A chaque changement fondamental dans notre industrie, une partie de la population connaît des difficultés d’adaptation. Il est donc impératif de mettre en place des systèmes de support et d’allègement pour les aider à réussir cette transition. Je reste cependant convaincu que la plupart des gens ont les capacités requises. Mais, vu l’ampleur de la transformation en cours, ils auront besoin d’un accompagnement plus intensif que celui qu’ils ont connu jusqu’à présent. Il faut faire sauter cette peur face au changement, cette focalisation sur les robots qui détruiraient tous les postes de travail. Et au contraire, relever ce défi de la révolution des compétences.

Ciblons les efforts sur la seule certitude : la nécessité d’augmenter le niveau de qualification de tous les travailleurs.”

Mais n’est-il pas trop tard ? L’économie digitalisée, ce n’est pas pour dans 20 ans, c’est aujourd’hui…

C’est vrai, les changements arrivent très vite mais il n’est pas trop tard. Le nouveau gouvernement français propose une flexibilité accrue sur le marché du travail mais avec un accompagnement renforcé des personnes. Donald Trump parle de workforce development , tout le monde a compris la nécessité de cet accompagnement. Et même, au vu de l’ampleur de la transformation, d’un accompagnement différent, beaucoup plus systématique que ce qui existait auparavant.

Cet accompagnement ne devra-t-il pas se prolonger tout au long de la carrière, en raison de la vitesse des évolutions ?

Effectivement. C’est pourquoi nous mettons en avant le concept de learnability, la capacité à apprendre, à se former, à acquérir des nouvelles qualifications car les postes de travail et les fonctions vont évoluer à une vitesse beaucoup plus grande que ce que nous avons connu jusqu’ici. Bien gérer sa carrière relèvera de la responsabilité de chacun, mais aussi de celle de la société, qui devra offrir un accompagnement pour tout cela, et de nos systèmes d’éducation, qui ont été construits pour un monde totalement différent. Il faudra vraiment reconsidérer tout cela afin que la plupart des gens aient vraiment l’opportunité de participer aux transformations qui s’annoncent.

Aujourd’hui déjà, les chefs d’entreprise estiment que les écoles ne préparent pas suffisamment au monde du travail. Qu’en sera-t-il si les évolutions technologiques sont encore plus rapides ?

Le point crucial ne sera plus le sujet ou les matières apprises spécifiquement lors de son cursus mais la capacité à apprendre et à réapprendre de nouvelles qualifications. Ce sera cela, demain, la définition d’une éducation. Bien sûr, la maîtrise des bases demeurera indispensable mais il faudra être capable d’acquérir des nouvelles compétences tout au long de sa carrière. Le système digital va impacter grandement tous nos systèmes d’enseignement, qui ont été conçus quand nous vivions dans un monde industriel.

Si la question de la formation en cours de carrière devient de plus en plus aiguë, cela ne risque-t-il pas de créer un problème d’emploi des travailleurs âgés, déjà trop peu nombreux en Belgique ?

Oui et non. La digitalisation va rendre certains métiers plus simples qu’avant. Une partie du travail sera réalisée par la technologie. Elle sera une aide et non une menace pour ces travailleurs. Maintenant, c’est vrai, les personnes plus âgées ont des difficultés à revenir sur le marché du travail, une fois qu’elles en ont été distancées.

En 1900, l’agriculture, l’industrie et les mines réunissaient ensemble 70 % de l’emploi ouvrier. Aujourd’hui, c’est tout juste 14 %. Il y a 100 ans, je n’aurais évidemment pas pu vous dire ce qu’il allait advenir des autres 56 %. Des professions se sont créées au fur et à mesure. Dans la plupart des pays occidentaux, la part de l’industrie dans l’emploi total est passée de 30 à 10 % en une vingtaine d’années et de nouveaux métiers sont apparus ailleurs. Je suis un grand optimiste, je pense qu’à la fin, nous connaîtrons une évolution similaire avec la digitalisation, que l’histoire sera positive pour l’économie et pour les gens. La difficulté, c’est la transition et c’est cela que nous vivons actuellement.

Nous en revenons à l’un des points de départ : comment aider ces gens à traverser au mieux cette période de transition ?

Le système d’enseignement, l’Etat à travers les politiques sociales et les entreprises doivent s’entraider pour y arriver. Et l’individu a aussi son rôle. Ceux qui rejettent l’automatisation, ceux qui rejettent la globalisation du commerce, ceux qui refusent de s’impliquer dans cette transition, alors effectivement, pour eux, ça ne va pas bien se passer.

Il faudra se former sans cesse. Mais les garanties d’emploi à long terme seront aussi de moins en moins solides. Les gens passent de plus en plus par des contrats à durée déterminée, des contrats d’indépendants… Ces deux évolutions ne sont-elles pas contradictoires ?

Elles sont en tout cas liées. Ma carrière dépend de plus en plus de ma capacité et de ma volonté à absorber régulièrement de nouvelles compétences. Il devient aussi très risqué de miser sur un emploi dans la même société pendant 40 ans.

Or aujourd’hui, nos marchés du travail sont le plus souvent conçus, tant sur le plan réglementaire qu’idéologique, sur une base de job security, de protection du poste de travail pendant toute la carrière. Cela me semble une grande erreur dans un monde en mutation très rapide. Il faudrait plutôt aller vers une base de sécurité d’emploi : les gens vont changer plusieurs fois d’employeurs et/ou de statut durant la carrière. Il ne faut pas essayer de freiner cette évolution mais il faut accompagner, d’une manière beaucoup plus robuste, les personnes qui subissent ces changements.

Aujourd’hui, un travailleur a droit à cet accompagnement quand il perd son emploi. Ne faudrait-il pas l’étendre aux personnes en activité afin de les aider à anticiper ces évolutions du marché de l’emploi ?

Tout à fait. Ça doit être la contrepartie : le travailleur qui veut se former pour améliorer ses compétences ou réorienter sa carrière doit en avoir la possibilité. La France et Singapour, par exemple, permettent à chaque individu d’avoir accès à un fonds de formation. C’est un droit que l’on construit individuellement au fil de sa carrière et que l’on peut utiliser quand on le souhaite. Cela appartient au travailleur, pas à l’entreprise ou à l’Etat. C’est lui qui décide librement de l’utiliser.

On le voit en France et en Belgique, introduire une plus grande flexibilité dans les conditions de travail passe difficilement auprès des syndicats. Comment parvenir à des compromis sur de tels sujets ? Comment amener les travailleurs plus positivement vers cette économie digitalisée ?

Je ne généraliserais pas votre constat. Mon pays d’origine, la Suède, traversait une situation économique désastreuse au début des années 1980. Cela a créé un sentiment d’urgence qui a poussé au compromis entre les représentants des travailleurs, des employeurs et le gouvernement. On a vu la même chose en Allemagne. Des pays ont fait le saut, ils ont admis qu’il fallait adapter le système et revoir, dans le dialogue, une partie des acquis sociaux sous peine de voir les entreprises vraiment disparaître dans la compétition mondiale. Mon espoir est que chacun mette ses positions idéologiques un peu de côté pour regarder de manière prospective les changements en cours sur le marché du travail. Il faut oser aller vers le futur au lieu de toujours regarder le passé.

Les dernières élections un peu partout dans le monde indiquent de vives réticences envers ce futur. Comment parvenir à entraîner les citoyens dans un mouvement prospectif et positif ?

Beaucoup de pays n’ont effectivement pas réussi ce changement positif. Mais d’autres le font. Je suis très heureux des élections françaises. Oui, certains candidats refusaient cette évolution mais nous avons aussi 70 % de députés sans expérience politique. Même l’élection de Donald Trump peut être perçue comme un vent nouveau, comme l’indication d’une volonté d’emprunter une autre voie que celles du passé.

Aux Etats-Unis, c’est quand même plutôt un retour vers le passé, vers le protectionnisme, non ?

Oui, c’est vrai. Cette idée qu’on pourrait freiner le vent du futur simplement avec ses deux mains ne me paraît pas très pertinente… La globalisation existe et continuera à exister ; la digitalisation existe et elle continuera à accélérer les changements ; la productivité chez nous comme dans les pays émergents va être influencée par l’introduction de la technologie. Il faut absolument se mettre ensemble pour créer cette vision du futur qui fonctionnera pour la plupart des personnes. Si nous ne le faisons pas et que trop de gens continuent à avoir peur du futur, alors c’est sûr que nous connaîtrons de très fortes tensions.

Qui pourrait initier cette vision du futur ? L’Union européenne ?

Nous avons de bons signaux. Il y a Emmanuel Macron, on verra les élections allemandes en septembre. Les hommes et les femmes politiques ont une opportunité d’exprimer un message positif sur l’Union européenne. Si on se contente de dire ” nous sommes dans l’Union car nous ne voulons pas d’une troisième guerre mondiale “, on sera très loin d’une idée du futur enthousiasmante pour les nouvelles générations.

L’un des problèmes de l’Europe n’est-il pas le manque de mobilité de la main-d’oeuvre (notamment pour des raisons linguistiques et culturelles) alors que les marchandises et les capitaux circulent ? Les chômeurs grecs, italiens ou belges ne vont pas travailler en Allemagne…

Même aux Etats-Unis où il existe une unité culturelle et linguistique, les gens deviennent moins mobiles. La mobilité entre Etats a baissé de 75 % sur les 25 dernières années. Une fois que nous avons une qualité de vie, des amis, un réseau, il devient difficile de bouger. C’est un phénomène plus structurel que culturel. J’ai vécu plusieurs années en Italie. Le taux de chômage dans le nord du pays était de 5 % et de 40 % dans la région de Naples. Entre les deux, il y a quatre heures de train ou six heures de voiture. Qui se déplace ? Personne. Le digital nous offre ici une opportunité. Elle rend l’idée de centralisation, de localisation géographique moins prégnante. Une partie du travail peut être accomplie à distance, pour certaines professions en tout cas.

Le système digital va impacter tous nos systèmes d’enseignement, qui ont été conçus pour un monde industriel.”

Vous êtes en Belgique pour remettre les prix d’une compétition européenne de mini-entreprises. Est-ce un gadget ou ont-elles une réelle utilité, par exemple pour développer l’esprit d’entreprise ?

Dans cette période de transition de l’économie, quand il y aura des changements de profession, la capacité des individus à utiliser les outils technologiques peut devenir une des solutions pour réduire le chômage et pour impliquer les jeunes plus tôt dans le marché du travail.

Une telle initiative permet d’essayer de faire comprendre aux jeunes que créer son entreprise peut être une des voies, pas la seule, d’avoir une profession intéressante. Nous n’allons pas passer, comme on le caricature parfois, d’un monde où tout le monde était salarié à un monde de free-lances. Nous prévoyons plutôt un monde de la segmentation, avec des carrières au cours desquelles nous serons tantôt salariés, tantôt intérimaires, tantôt indépendants, tantôt entrepreneurs. Ces mini-entreprises leur font découvrir très jeune le rôle d’entrepreneur. Par ailleurs, l’enseignement doit se rapprocher de la société et c’est une des manières de le faire.

Quand je vous entends, j’ai l’impression que vous nous décrivez un monde dans lequel les individus seront plus responsables de leurs choix mais aussi plus libres de poser ces choix.

C’est effectivement ce que je pense. Et je le dis d’autant plus fort qu’aujourd’hui, 90 % des discours disent l’inverse, que les emplois disparaîtront à cause du digital et que nous devrons tous nous satisfaire du statut d’indépendant. Pourtant, l’emploi salarié à temps plein reste bel et bien toujours la norme. Et qu’est-ce que cela veut dire temps plein ? Il y a 100 ans, la durée normale de travail était de 70 h par semaine, quasiment le double d’aujourd’hui. Nous allons probablement trouver d’autres seuils pour définir le travail à temps plein, ce qui serait très positif. On peut parfaitement, grâce aux technologies d’aujourd’hui, organiser un régime de semaines de quatre jours avec une productivité supérieure à celle des semaines actuelles de 38 ou 40 h. C’est l’évolution historique.

Parlons des opportunités qui s’ouvrent à nous plutôt que de trop souvent limiter la conversation à ce qui pourrait mal se passer. Parce que pour saisir ces opportunités, il faut que les citoyens, les entreprises et les gouvernements agissent. Cela ne se passera pas si on attend en ne faisant rien. Il faut accompagner le changement pour le pousser dans les bonnes directions. Si vous ne voulez pas acquérir des compétences tout au long de votre carrière, si l’école reste celle du monde industriel plutôt que digital, alors, oui, cela peut mal se passer. Mais moi, je suis convaincu que, si nous l’anticipons bien, le futur peut réellement être enthousiasmant.

Voir aussi l’interview de Jonas Prising réalisée par Canal Z

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content