Quand le fisc vous taxe à 309 %

© Image Globe/Eric Lalmand

Nous vous révélions, en décembre dernier déjà, l’intention du fisc de taxer à 309 % les dépenses privées déguisées en frais professionnels. La traque aux compléments de rémunération déguisés ne fait que commencer. Enquête.

Ce gérant de PME n’en revient toujours pas. “Si mon contrôleur applique à la lettre les nouvelles recommandations de l’administration en matière de taxation d’avantages en nature, je risque de perdre une année de chiffre d’affaires.” Son tort ? Ne pas avoir correctement déclaré le montant de l’avantage en nature lié à l’utilisation à titre privé de la voiture mise à disposition par la société dont il est le dirigeant.

C’est là que les choses se corsent. Au lieu d’appliquer les suppléments d’impôts normalement dus en de telles circonstances, le fisc entend prélever un écot supplémentaire de 309 % (300 % majorés de la cotisation spéciale de crise). Motif ? La non-déclaration, ou déclaration insuffisante, d’un avantage en nature est assimilée à une commission occulte et, dans la foulée, au régime fiscal allant de pair (lire l’encadré ci-après).

Mensonge par omission ou simple erreur d’appréciation ? Qu’importe ! Le résultat est là : avec la voiture mais aussi quelques autres frais professionnels requalifiés comme rémunération dans le chef de ce gérant d’entreprise, l’impôt supplémentaire pourrait largement dépasser plusieurs dizaines de milliers d’euros.

De plus en plus de dossiers

Cas extrême, penseront certains. Non : la situation de cette petite PME est loin d’être un cas isolé. “Depuis la fin de l’été, de nombreux témoignages de sociétés confrontées à des sanctions disproportionnées par rapport aux manquements administratifs constatés nous sont parvenus”, indiquait en décembre Jean Baeten, responsable du département fiscal de la FEB, citant l’exemple d’un contrôle fiscal où il était question d’appliquer cette fameuse cotisation spéciale sur les coûts du vaccin contre la grippe administré aux membres du personnel qui le souhaitent.

Même son de cloche auprès des professionnels du chiffre : “De toute évidence, les contrôleurs sont plus prompts que par le passé à appliquer les recommandations de l’administration sur ce terrain”, constatait pour sa part Bruno Moussoux, patron éponyme d’un cabinet fiscal, déplorant le caractère excessif de ces recommandations ne permettant plus le droit à l’erreur aux contribuables et ne donnant plus aux inspecteurs la possibilité de juger de leur bonne ou mauvaise foi.

Une tendance qui se confirme aussi du côté des hommes à la robe : “Ces dernières semaines, nous avons vu arriver une demi-douzaine de dossiers portant de manière très spécifique sur la question de l’application systématique de la cotisation distincte pour commissions secrètes”, chiffrait à ce propos Mikaël Gossiaux, avocat spécialisé en droit fiscal au cabinet Hirsch & Vanhaelst.

Des fiscards pas tous très heureux

Et de l’autre côté de la barrière ? Le malaise était alors tout aussi palpable. Hormis certains esprits très zélés de l’administration, la plupart des fonctionnaires ne voyaient pas d’un bon oeil ce nouveau tour de vis fiscal. Pourquoi ? Parce qu’en pratique, “cela rend quasiment impossible la conclusion d’un accord avec le contribuable”, confiait l’un d’entre eux, parlant de remous au sein même des Finances à ce sujet.

Il faut dire que “pas d’accord” entraîne non seulement un surcroît de travail (avis de rectification, etc.) mais crée aussi une incertitude quant au maintien de la taxation. De fait, “les montants exorbitants actuellement réclamés par l’administration dans le cadre de cette cotisation pour commissions secrètes poussent inévitablement les contribuables à aller en justice, poursuivait Mikaël Gossiaux. Ils n’ont pas d’autre choix”.

De quoi compliquer encore un peu plus la vie de nos chers fiscards. C’est qu’au stade judiciaire, ils doivent eux-mêmes défendre leurs propres dossiers. Ce que la plupart d’entre eux détestent. D’abord parce qu’ils ne sont pas formés pour. Ensuite parce qu’ils n’apprécient guère devoir croiser le fer avec certains ténors du barreau. Et dire, en plus, qu’on fait tout pour réduire l’arriéré fiscal et désengorger les tribunaux…

Nouvelle instruction

Incroyable, en effet ! Mais comment en est-on arrivé là ? L’affaire a commencé en 2010. Le 1er décembre, pour être précis. Demandant une application stricte et uniforme de la loi de 2002 (art. 219 du CIR), une circulaire de l’administration enjoint les contrôleurs à modifier leurs comportements : prière d’appliquer à la lettre les dispositions en matière de “commissions secrètes” aux avantages en nature qui auraient été mal calculés (avec une rétroactivité de fait de trois ans).

Le document insiste sur la justification formelle (fiche de paie individuelle et relevé récapitulatif aux contributions) des dépenses et avantages de toute nature qui peuvent être considérés comme des frais professionnels. Si les documents ad hoc ne peuvent être produits, ces dépenses et autres avantages de toute nature sont considérés comme des commissions occultes… et donc frappés d’une cotisation distincte de 309 %.

Pas de panique, néanmoins : les petits arrangements entre contrôleurs et contrôlés continuaient. “Entre gens de bonne volonté, il était encore possible de trouver un accord à l’amiable”, confirmait Jean Baeten en décembre dernier.

Mais voilà : à la mi-2011, en pleine torpeur estivale, l’administration a décidé de reprendre la main. Le 27 juillet, sans la rendre publique, elle diffusait une nouvelle directive visant à mettre fin à cette tolérance administrative concernant les contribuables de bonne foi pour qui “il était encore possible de trouver un accord à l’amiable”, selon Bruno Moussoux, soulignant aussi le fait que, si la sanction pour le contribuable était connue, elle ne l’était pas pour l’inspecteur inattentif.

Présentée sous la forme d’une “instruction interne”, les termes de la missive étaient effectivement sévères. Lutte contre la fraude fiscale oblige, il était spécifiquement demandé de vérifier si toutes les sommes payées et susceptibles de constituer un “avantage de toute nature” (dénomination officielle de l’avantage en nature) dans le chef des bénéficiaires avaient été correctement déclarées. Plus question d’apprécier, sur le terrain, la bonne foi ou non du contribuable. “A croire qu’il est moins grave en Belgique de tuer son voisin que d’omettre de rentrer une fiche fiscale”, s’insurgeait dans nos colonnes Jean Baeten, pour qui il n’était pas concevable de modifier en catimini les règles du jeu fiscal sans donner la possibilité aux contribuables de s’y adapter.

Contrôleurs contrôlés

Ce n’était pas tout. Pour être certain de son application, la note prévenait : “Le service ACI (Ndlr, pour “a ssistance et contrôle interne”) sera chargé des audits à cet égard à partir du 1er septembre 2011″. En clair, les contrôleurs seraient contrôlés.

La grenade est dégoupillée, les questions des fiscards doivent fuser. L’usage d’un GSM ou d’un ordinateur portable de société a-t-il bien été déclaré comme il se doit ? Les frais propres octroyés aux employés sont-ils évalués correctement ? Les frais de formation et autres incentives constituent-ils des avantages taxables ? Autant de questions concrètes qui, si elles sont appréciées de façon différente par l’administration, risquent au final de coûter très cher aux PME et à leurs dirigeants.

Or, “quel est le gérant de PME qui n’utilise pas son téléphone portable pour appeler des connaissances sans pour autant être un fraudeur invétéré ?”, ironisait fin 2011 Thierry Afschrift, avocat et professeur de droit fiscal à l’ULB, avant d’ajouter qu’ “à ce compte-là, on peut aussi se poser la question de savoir si le papier et les Bics que les employés d’une entreprise ramènent chez eux ne finiront pas eux aussi par constituer une sorte d’avantage en nature”. C’est dire si l’enjeu n’est pas mince !

Chasse à l’impôt

Il l’est d’autant moins que toutes les personnes morales soumises à l’impôt des sociétés sont concernées. Qu’elles soient petites ou grandes (y compris les asbl pour lesquelles un régime analogue existe mais pas les indépendants en personne physique).

Ceci dit, l’offensive du fisc touche davantage les petites structures. Forcément : c’est dans les petites structures que les confusions de patrimoine sont les plus naturelles et les plus faciles. Surtout lorsqu’il s’agit de PME auxquelles s’identifie leur patron. La rengaine est bien connue : “C’est ma boîte, c’est mon pognon !” Et les abus existent, c’est clair. “Il n’est pas rare que les comptables laissent traîner dans les comptes des sociétés des dépenses qui ont un caractère mixte”, glissait dans Trends-Tendances André Bailleux, avocat spécialisé en droit fiscal au cabinet Bailleux & Causin. Normal, donc, que ces abus soient sanctionnés.

Le mélange des genres est moins évident dans les grandes entreprises. Par la force des choses. Difficile en effet pour le grand patron d’une société cotée en Bourse de déraper dans les frais. Ce n’est pas son argent. Attention tout de même, car “il n’est pas exclu qu’une grosse entreprise tombe dans les filets de la cotisation distincte, avertissait Mikaël Gossiaux. Nombreuses sont celles qui disposent d’une flotte de voitures. On peut dès lors très bien imaginer une erreur sur le calcul de l’avantage en nature suite à la mise à disposition de véhicules à ses employés.”

L’administration peut donc ratisser très large. Même s’il est plus facile de taxer les PME. Ne sont-elles pas plus vulnérables que les multinationales vis-à-vis du fisc belge ? Lesquelles ont par ailleurs recours à des techniques bien plus sophistiquées pour alléger leur facture fiscale que la dissimulation de certains compléments de rémunération.

Reynders remet les pendules à l’heure

Sans doute alertés par des professionnels du chiffre et des contribuables désespérés, les députés David Clarinval (MR) et Veerle Wouters (N-VA) ont demandé, début novembre, des explications au ministre des Finances d’alors, Didier Reynders, considérant que la mesure frappait les grands montages frauduleux et les petites situations erronées de bonne foi. Celui-ci a reconnu qu'”une application sans discernement de la cotisation distincte pouvait avoir des conséquences excessives, voire inéquitables dans certains cas, et provoquer un accroissement non désiré du contentieux administratif et judiciaire”.

En conséquence, un addendum devait être publié avec effet rétroactif à la circulaire du 1er décembre 2010, pour qu’il y soit précisé qu’il faille tenir compte de la bonne foi de la société, du caractère exceptionnel du défaut de déclaration, de l’importance relative du manquement, etc.” Bonne nouvelle ? “Il est à espérer que les contribuables puissent invoquer la réponse du ministre pour trouver un écho favorable, si pas auprès de l’agent taxateur, auprès de son chef de service”, estimait Bruno Moussoux en décembre dernier.

Sébastien Buron

Du pot-de-vin à l’erreur d’appréciation

A l’origine, ces fameuses “commissions secrètes” ont été instaurées pour autoriser les entreprises belges à prendre en charge la rémunération octroyée à certains intermédiaires commerciaux en vue de décrocher des marchés “particuliers” (ventes d’armes, obtention de contrats d’infrastructure, etc.) dans des pays où la corruption règne en maître. Et ce, sans devoir dévoiler l’identité de ces entremetteurs d’un genre un peu particulier. A condition cependant d’en assumer les conséquences fiscales, à savoir “dédommager” le fisc à concurrence de 309 % des sommes versées, celles-ci étant déduites de la base taxable.

C’est ainsi qu’une dépense de 1.000 euros donne lieu à un prélèvement de 3.090 euros déductible et en contrepartie non taxable dans le chef du bénéficiaire, resté inconnu aux yeux du fisc belge. Du coup, par référence à ce dispositif, le fisc considère comme commission secrète soumise à la cotisation de 309 %, le montant des avantages en nature (voiture de société, GSM, bureau privé, iPad, frais de restaurant, etc.) n’ayant pas fait l’objet d’une mention dans la fiche de paie !

Quant aux opérations réalisées en noir mises au jour à l’occasion d’un contrôle, et dont le produit ne figure pas dans le patrimoine de la société, le fisc considère que le gérant a mis la main dessus sans être taxé. D’où là aussi le “dédommagement” à concurrence de 309 % des sommes perçues à l’insu du fisc.

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