Carglass abuse-t-il des éclats dans le pare-brise ?

Le business sans fissure de la filiale de D’Ieteren énerve ses concurrents. En cause : sa position dominante, son marketing “anxiogène” et ses accords exclusifs avec les assureurs. C’est que l’enjeu est de taille : le marché représente 120 millions d’euros en valeur pour la seule Belgique.

“En plus, avec votre assurance bris de glaces, le plus souvent chez Carglass, la réparation, ça ne vous coûte rien.” Rien, vraiment ? Cette affirmation, tirée des publicités du réparateur de pare-brise, cacherait une réalité bien différente. “Le coût de la sous-garantie bris de vitrage augmente à cause de la fréquence croissante de ce type de dégâts et aussi à cause des coûts de réparation de plus en plus élevés”, confesse un grand assureur du royaume.

Résultat : au cours des trois dernières années, les dépenses des assurés pour la seule sinistralité “bris de glace” ont grimpé de plusieurs pour cent chaque année. “En 2009, on avait assisté à une hausse de 30 %, et l’an dernier, la progression s’est élevée à 25 %”, détaille Gerrit Feyaerts d’AG Insurance, la branche assurance de BNP Paribas Fortis. Même son de cloche chez AXA, le leader du marché dans le secteur de l’assurance auto. “Le nombre de dossiers pour des bris de vitre a grimpé de 26,2 %”, calcule Valérie Nouille, de la communication externe. Et chez Ethias, on indique que 28.966 dossiers de ce type ont été traités en 2008, contre plus de 37.000 en 2010.

Cette prolifération des éclats et des bris de glaces fait du marché du vitrage en réparation, une activité très lucrative. D’autant plus que 70 % des automobilistes belges sont assurés pour ce sinistre. Pas étonnant dès lors que Carglass, le leader du secteur, affiche des taux de croissance à deux chiffres tant en termes de chiffre d’affaires que de bénéfice net (voir notre encadré “Carglass : un business éclatant”).

Comment expliquer ce succès commercial ? Par la détérioration de la qualité de nos pare-brises ? Par une multiplication des chutes de grêle ? Sans doute pas. Par contre, les nids de poule, les conditions climatiques rigoureuses, l’agrandissement des surfaces vitrées des voitures et l’augmentation du parc automobile justifient en partie le phénomène. Mais pas uniquement…

Bienvenue dans l’ère du “lifting du pare-brise”

Pour d’aucuns, le secteur serait entré dans une nouvelle ère, celle du “lifting du pare-brise”. Un marché sur lequel la filiale du groupe D’Ieteren à une mainmise presque absolue. Toutefois, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la transparence n’est pas un leitmotiv chez le leader de la réparation de vitrages : “Nous ne communiquons aucun chiffre par pays, ni résultats, ni part de marché, pour des raisons de concurrence”, lance Gérald Damski, responsable de Belron pour l’Europe (qui opère à travers la marque Carglass).

“Le sujet est très sensible dans le secteur car beaucoup soupçonnent Carglass d’être monopolistique même si, à l’heure actuelle, aucun élément ne justifierait un abus de position dominante”, concède-t-on chez Federauto, l’association sectorielle du commerce et de la réparation automobile. En effet, si aucune plainte n’a été déposée chez nous, dans d’autres pays, dont les Pays-Bas, Carglass a dû se défendre face à ce type d’accusation. “Il n’y a pas lieu de parler de cartel, c’est contraire à nos valeurs !”, insiste le responsable de Belron.

Il n’empêche, la discrétion de Carglass et sa position sur le marché excite la concurrence. Car avec près de 70 % de part de marché en Belgique, soit plus de 350.000 interventions par an, Carglass s’arroge la plus grosse part d’un gâteau estimé à plus de 120 millions d’euros ! Aux sociétés telles qu’Autoglass Clinic, GlasGarage Assistance, Speedglas et aux concessionnaires, indépendants et carrossiers de ramasser les miettes.

Pour s’octroyer cette tranche et devenir incontournable sur le marché et auprès des assureurs, Carglass a bataillé ferme. D’abord en mettant en place un maillage de qualité. Ainsi, son réseau national compte 40 centres de réparation et une flotte d’une centaine d’ateliers mobiles. A cela, l’enseigne rouge et jaune ajoute des horaires flexibles, un service rapide et une prise en charge des coûts de gestion administrative. Autant d’atouts qui ont poussé les principales compagnies d’assurances à recommander à leurs affiliés de se rendre dans un centre Carglass en cas de sinistre. “Chez certaines sociétés de leasing, le nom de Carglass est directement imprimé sur la carte verte ! On ne peut lutter contre cette concurrence déloyale”, tranche un réparateur indépendant.

Si cette poule aux £ufs d’or fonctionne à merveille, c’est aussi dû à la suppression de la franchise par les assureurs qui, pour économiser sur les frais d’envoi d’un expert, pousse davantage leurs assurés à recourir à la réparation plutôt qu’au remplacement systématique. On le sait, le remplacement d’un pare-brise est une opération onéreuse, en moyenne 540 euros, tandis que la réparation d’un impact représente une dépense de 20 à 30 % de moins. “Grâce à nos techniques, nous faisons économiser des centaines de millions d’euros aux assureurs”, se réjouit Gérald Damski. Revers à la médaille, l’assureur n’a plus aucun contrôle puisque l’automobiliste décide seul de recourir au service. Et les campagnes publicitaires intensives du roi de la résine jouant sur la peur du conducteur de voir son pare-brise exploser d’un coup, l’ont bien conditionné ( lire notre encadré “Des publicités aguicheuses et anxiogènes ?).

Des pubs “perverses” ?

C’est l’autre coup de génie de Carglass. Pour accroître son activité commerciale en effectuant des réparations d’impacts – qualifiés de “superficiels” par l’association française de défense 40 millions d’automobilistes – les messages de l’enseigne insistent à ce point sur la prévention que l’automobiliste se rue dans un centre Carglass à la moindre fêlure. Une perception que nie le patron Europe de Belron : “L’étude de cette association ne repose sur rien et nous ne sommes pas dans un marché de l’esthétique du pare-brise ! Chaque réparation est nécessaire, je peux le prouver scientifiquement.”

Une vision que nuance un indépendant : “C’est une publicité perverse car elle fait croire que n’importe quel éclat peut être réparé. Or s’il est dans le champ de vision ou s’il est trop près des bords, il n’y aura d’autre solution que de remplacer le pare-brise. De plus, un simple éclat peut résister une dizaine d’années avant qu’une fissure plus grave n’apparaisse. Et, dans tous les cas, avec un pare-brise feuilleté, aucun n’éclate à la figure du conducteur !”

Et un nouveau revers d’apparaître. En multipliant les injections de résine justifiées ou non dans leur pare-brise, les conducteurs, sans s’en rendre compte, mettent la pression sur leur prime d’assurance. “Ce qui commence à coûter très cher à l’ensemble de la collectivité des assurés”, commente Louis Derbrouille, président de l’Association de défense des usagers.

Un marché dicté par les assureurs

Certains s’étonnent aussi de l’attitude des assureurs face à un acteur dont les prix de réparation sont les plus élevés du marché – jusqu’à 40 % de plus comparé aux autres réparateurs agréés ou non. “A produit identique, Carglass pratique des tarifs de réparation deux fois plus élevés que les nôtres et trois fois plus élevé quand il s’agit de remplacer le pare-brise, estime la direction de la chaîne bruxelloise Speedglass. Je m’étonne que les assureurs se laissent berner ainsi.”

Olivier Renard, directeur marketing d’Auto5 – la chaîne vise 10 % de part de marché à l’horizon 2013 -, pense que si les assureurs ne réagissent pas, c’est dû au prix moyen avancé par le leader du marché : “Carglass a tout intérêt à multiplier le plus possible les réparations afin de présenter un prix moyen pratiquement identique à celui de ses concurrents. Cette démarche fonctionne bien, jusqu’à présent, auprès des assureurs qui privilégient le coût moyen.” Selon Carglass, la différence de prix, “lorsqu’elle existe, s’explique par la qualité et la rapidité du service, le marketing, la garantie à vie et la recherche et développement”, justifie Gérald Damski.

Argument en faveur de Carglass, “avec son réseau national et son service, cette société facilite la vie des assureurs et de leurs clients”, décrypte Philippe Decrock, directeur du service d’études de Federauto. Toutefois, la concurrence ne désespère pas de grappiller sa part du gâteau. “A l’heure actuelle, les assureurs amplifient le monopole de Carglass en tissant un partenariat avec cette société, confie un indépendant. Pourquoi ne recourent-ils pas à un appel d’offre ? Il faut rééquilibrer le marché en cassant ce monopole.” Chez Autoglass Clinic, on pointe néanmoins le système d’agrément des assureurs comme un frein à la concurrence : “La problématique est réelle car le réparateur qui n’est pas référencé par les compagnies n’a aucune chance de survie sur ce segment”, regrette Thierry Bodlet, directeur de la succursale de Dinant.

Dès lors, pour encourager les assureurs à reprendre la maîtrise du dossier et obtenir l’agrément, les concurrents de Carglass se développent, se réunissent en groupement d’indépendants et investissent. “Nous avons injecté 50.000 euros rien que dans l’informatique pour satisfaire les exigences des assureurs”, précise-t-on chez Auto5 qui espère ainsi recevoir leur blanc-seing. Suffisant pour espérer un revirement dans la politique des grandes compagnies ? “Nous n’avons pas de contrats d’exclusivité avec les assureurs, le marché est très compétitif et totalement ouvert”, assure pour sa part Gérald Damski, chez Carglass.

Après n’avoir eu d’yeux, pendant des années, que pour Carglass, certains assureurs et autres sociétés de leasing semblent en effet vouloir rééquilibrer leurs recommandations en les ouvrants à d’autres prestataires. “Depuis la crise financière, les assureurs sont à la recherche d’une alternative moins coûteuse pour leurs affiliés, observe Charline Leroi, directrice opérationnelle d’Autoglass Clinic. Mais, contrai-rement à ce qui a lieu dans les pays limitrophes, les assureurs belges restent frileux à l’idée de diriger activement leurs clients vers d’autres spécialistes du vitrage automobile.”

Valéry Halloy

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