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Capitalisme cognitif : revanche des externalités et des abeilles ?

Comment expliquer que la société Google, qui compte 18.000 salariés, ait actuellement une capitalisation boursière de 180 milliards de dollars, soit 10 millions par salarié ? Tout simplement en réalisant que l’essentiel de la valeur de Google n’est pas générée par ses salariés directs mais par les 16 millions de “cliqueurs” par seconde qui travaillent gratuitement pour Google.

Comment expliquer que la société Google, qui compte 18.000 salariés, ait actuellement une capitalisation boursière de 180 milliards de dollars, soit 10 millions par salarié ? Tout simplement en réalisant que l’essentiel de la valeur de Google n’est pas générée par ses salariés directs mais par les 16 millions de “cliqueurs” par seconde qui travaillent gratuitement pour Google. Google parvient ainsi à créer de la valeur en capturant une externalité positive : la qualité de son moteur de recherche s’améliore par l’utilisation même de celui-ci.

Selon le philosophe Antoine Rebiscoul et l’économiste Yann Moulier Boutang, qui ont animé le dernier séminaire de Philosophie et Management, la gestion des externalités devient un enjeu stratégique majeur pour toute entreprise et pas seulement pour celles actives dans le secteur numérique. Ainsi les exploitations agricoles capturent aussi d’importantes externalités positives en employant, sans les rémunérer, des armées infatigables d’invertébrés et d’insectes, telles les abeilles. La production de celles-ci (le miel) a une valeur marchande infime (78 millions de dollars/an aux USA) en comparaison avec la valeur de leur activité de pollinisation. Car sans cette dernière, la production agricole américaine (28 milliards de dollars/an) serait impossible.

“Réseauter” crée de la valeur

D’après nos orateurs, l’importance accrue des externalités est liée à une révolution profonde du capitalisme, qu’ils nomment “capitalisme cognitif”. Alors que le capitalisme industriel consistait essentiellement en la production de marchandises par d’autres marchandises (en ce compris la force physique humaine), le capitalisme cognitif consiste essentiellement en la production de connaissances au moyen de connaissances (telles l’éducation, la finance…). Il consiste également en la production du vivant au moyen du vivant (en particulier les développements récents en biotech et dans le secteur agroalimentaire). Mais ne nous méprenons pas : le capitalisme cognitif n’est pas une extension du capitalisme industriel à la connaissance. Il ne s’agit pas de vendre des connaissances comme des sacs de pommes de terre. Il s’agit plutôt d’exploiter et vendre, comme le fait très bien Google, la partie implicite et contextuelle des connaissances (par exemple la prospection ou les éléments de connaissances qui résistent à la codification numérique). La valeur économique de cette connaissance réside dans plusieurs éléments : elle ne se délocalise pas facilement, représente une accumulation singulière de l’expérience et capture des externalités positives. Si l’objectif du capitalisme cognitif demeure celui de l’accumulation de richesses, la nature, le type et les modalités de cette accumulation sont en train de changer radicalement.

Ainsi, à l’instar de l’activité de pollinisation des abeilles, l’activité de “réseautage” social, y compris hors de l’entreprise, devient l’un des principaux vecteurs de création de valeur. En fait, dans ce nouveau capitalisme, la valeur d’une entreprise se détermine avant tout hors de ses murs : son potentiel innovant, son organisation, son capital intellectuel et humain débordent de toutes parts. Le capital immatériel d’une entreprise y est moins le résultat de ses investissements que celui d’une productivité sociale qu’elle ne ferait que capter. La formation et l’éducation, les interactions sociales informelles, bref la vie en société dans son ensemble, produisent directement la richesse en réseau.

Le marché, l’entreprise et l’action publique deviennent des courroies de transmission. Dans ce cadre, les entreprises qui réussiraient le mieux sont celles qui insèrent leurs productions dans des valeurs de biens collectifs et qui stimulent l’interactivité avec leurs parties prenantes.

Libérer le potentiel productif

Pour les collaborateurs de l’entreprise, le changement est également majeur : la frontière établie par le salariat entre des activités productives au sein de l’entreprise et l’activité”pollinisatrice” en dehors s’estompe. Via Google par exemple, on “travaille” modestement à l’accroissement de la “richesse collective”, même un dimanche après-midi.

Quant à l’Etat, sa tâche principale devient de libérer le potentiel productif, en termes de richesse immatérielle, dont est porteur chaque individu. La notion d’impôt doit alors être adaptée pour prendre appui sur la mobilité et les transactions immatérielles, et non plus sur la transformation matérielle. Si c’est la réallocation des capitaux ou des compétences qui est créatrice de richesse, il est logique que ce soit cette réallocation qui supporte l’impôt, d’autant plus que la valeur de cette réallocation est largement sous-estimée actuellement.

En conclusion, la gestion des externalités et des parties prenantes, au c£ur de la responsabilité sociétale des entreprises, n’est plus seulement une question d’image ou de marketing, mais un enjeu stratégique majeur pour toute entreprise. Ce changement est d’ailleurs souhaitable si l’on en juge par le seul exemple des abeilles : la diminution drastique du nombre des essaims ces dernières années – provoquée par l’effet de certains pesticides – met en danger toute notre production agricole. Et, pour le coup, ce n’est pas un danger “immatériel”.

Laurent Hublet, Membre de l’asbl Philosophie et Management, et Laurent Ledoux, Gérant de l’asbl Philosophie et Management

Laurent Hublet et Laurent Ledoux

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