Dans la jungle de Wall Street 2

© 20th Century Fox

Le film Wall Street 2, rebaptisé L’Argent ne dort jamais, est sorti la semaine dernière. Trends-Tendances a convié deux personnalités diamétralement opposées pour débattre de la crédibilité du nouveau métrage d’Oliver Stone et, surtout, de la “nouvelle moralité” du monde financier. Action !

Gordon Gekko est de retour. Plus de 20 ans après Wall Street, le réalisateur Oliver Stone donne une suite cinématographique aux aventures boursières du célèbre trader dans une romance financière baptisée Money never sleeps (L’argent ne dort jamais). L’ex-agent de change au sourire carnassier a toujours les traits d’un Michael Douglas plus en forme que jamais, mais la trame glisse cette fois vers une histoire d’amour un brin guimauve sur fond de crise des subprimes et de trahisons kaléidoscopiques.

Au centre d’un scénario plutôt bien ficelé figurent Jake, un jeune trader prometteur incarné par Shia LaBeouf, et sa compagne Winnie (Carey Mullian) qui n’est autre que la fille de Gordon Gekko et, surtout, la rédac’chef d’un site Internet défendant des idées résolument gauchistes. Exactement comme les deux personnalités que Trends-Tendances a conviées pour débattre de la moralité du monde financier, suite à la projection en avant-première de Wall Street 2, organisée par la banque Keytrade.

D’un côté, Frédéric Liefferinckx, head of financial analysis department chez Leleux Associated Brokers ; de l’autre, Marco Van Hees, fonctionnaire au ministère des Finances, membre du PTB, animateur du site www.frerealbert.be et auteur de plusieurs ouvrages incendiaires tel le récent Banques qui pillent, banques qui pleurent. Clash assuré ?

Vous venez de voir Money never sleeps. Quelle est votre réaction à chaud ?

Frédéric Liefferinckx. Le hasard fait que j’ai découvert le premier Wall Street d’Olivier Stone il y a quelques semaines à peine. Je trouve que ce deuxième opus est un très bon divertissement, mais plus classique et beaucoup plus consensuel que le premier film où les dérives du capitalisme étaient davantage décriées. Je perçois ce Money never sleeps comme un conte moral, sur l’argent bien sûr, mais surtout sur le pouvoir et le jeu immoral de quelques hommes affublés d’une vision décalée de la réalité. Cela dit, le film reste très américain et on est bien loin de notre réalité belge…

Marco Van Hees. Je ne pense pas, contrairement à vous, que l’on se trouve dans une situation très éloignée de la nôtre. Personnellement, je pense que l’on peut facilement transposer Wall Street 2 à la crise de Fortis en Belgique, par exemple. Les manoeuvres en sous-main, les investissements foireux que l’on essaie de cacher, la non-intervention des autres financiers qui laissent crouler leur concurrent ou encore l’aide substantielle de l’Etat qui fait dire à l’un des acteurs du film : “Mais c’est du socialisme ! C’est ce j’ai combattu toute ma vie !” Moi, ce qui me frappe surtout dans ce Money never sleeps, c’est que le scénario avance plusieurs fois l’idée que le capitalisme agit comme un cancer et que les problèmes décrits sont systémiques. C’est très juste, selon moi.

F.L. La nature humaine est ce qu’elle est depuis la nuit des temps. Comme Oliver Stone aime le faire passer au travers du film, la première bulle spéculative est née il y a des millions d’années, avec la naissance de l’univers et de l’humanité. L’homme reste un loup pour l’homme, et l’avènement de l’argent a cristallisé de nombreuses aspirations, trop souvent basées sur la cupidité et l’immoralité.

M.V.H. D’où le projet vain de moraliser les acteurs économiques dont les actes sont déterminés par un système qui les dépasse. C’est d’ailleurs ce que disait Bruno Colmant dans les colonnes de votre magazine : il est illusoire de moraliser le secteur financier.

A ce sujet, Gordon Gekko alias Michael Douglas disait dans Wall Street : “Greed is good” (“La cupidité est une bonne chose”). Dans cette suite, il ajoute “Now, it’s legal” (“Maintenant, elle est légale”) !

F.L. J’ai pour ma part une opinion très tranchée à ce sujet. Elle est également hautement partagée par l’entreprise qui m’emploie : si votre moralité a des contours flous et que vous prenez des libertés avec la notion d’intégrité, alors vous n’êtes pas qualifié pour le job, et indigne du métier. Certains peuvent dormir avec une conscience à géométrie variable, ce n’est pas mon cas. Et puis, ce n’est pas parce que l’on est droit que votre ascension est pénalisée. La noblesse de comportement n’est pas inconciliable avec une saine performance. J’ajouterai que nous n’effectuons pas d’opérations pour le compte de Leleux Associated Brokers. Nous ne sommes dès lors pas concernés par la logique de risque qui prévaut dans le milieu du trading pour compte propre. Cela nous protège.

M.V.H. La réplique de Michael Douglas m’inspire quant à moi la réflexion suivante. On a souvent épinglé la piraterie financière des hedge funds, comme s’il y avait, à côté des grandes institutions convenables, des flibustiers aux pratiques condamnables. Or, on voit aujourd’hui que ces pratiques sont celles des grandes banques ayant pignon sur rue. Même des banques belges, par exemple Dexia, ont des filiales qui sont des hedge funds reconnus. Et puis, il y a aussi des faits réels qu’on n’oserait même pas insérer dans le scénario d’un film. Je pense notamment au fait que le code de bonne gouvernance des entreprises a été rédigé par un certain Maurice Lippens, un homme qui deviendra quelques années plus tard le financier belge le plus décrié de ces 50 dernières années ! Bien sûr, le code Lippens n’était pas un code éthique, il était seulement censé offrir des garanties aux petits actionnaires. Mais même ça, il ne l’a pas fait !

Selon vous, a-t-on véritablement tiré les leçons de la crise boursière ? Autrement dit, le monde financier a-t-il changé ?

F.L. Les opérateurs ont la mémoire courte et il existe encore de malheureuses réalités, c’est indéniable. On espère toujours que les événements qui ont failli provoquer l’implosion du système bancaire il y a quelque temps puissent produire un sursaut moral. C’est le cas par endroit, et les mécanismes de régulation mis en place viennent étayer les aspirations de beaucoup d’entre nous de voir un marché financier plus sain et normalisé. Mais l’argent ne dort jamais, pour paraphraser le titre du film. Il existera toujours un endroit dans le monde où la masse de liquidités pourra s’engouffrer dans quelques aventures hyper-spéculatives.

M.V.H. Je ne pense pas que le monde financier a véritablement tiré les leçons de cette crise. Ce n’est pas le président du PTB qui l’affirme, mais Barack Obama : les banques continuent à agir comme par le passé. Chaque crise est plus grave que les précédentes. Où va nous mener la prochaine ? Pour moi, la finance est trop importante pour la laisser aux mains d’acteurs obnubilés par le profit. Si le petit épicier du coin veut fonctionner au “Greed is good“, pourquoi pas ? Mais pas tout un secteur aussi essentiel que la finance. Dans mon dernier livre, je défendais la création d’une banque publique belge. Aujourd’hui, je vais plus loin : je défends la création d’une banque publique européenne qui gérerait l’ensemble des flux financiers. Je n’ai pas la réputation d’être un apôtre du capitalisme, mais je dirais que même les chefs d’entreprise des autres secteurs trouveraient intérêt à un système financier public.

F.L. Doit-on réguler davantage ? Apparemment, cela se dessine comme ça. Beaucoup militent par ailleurs pour une ponction sur les excès transactionnels. Si un prélèvement devait voir le jour sur certaines transactions financières, il serait plus heureux qu’il vise précisément les opérations hyper-spéculatives récriées, sans paralyser pour autant les transactions commerciales, de négoce et de couverture. Car le métier, quand il est exercé dans les règles de l’art, recèle beaucoup de noblesse. Bien sûr, notre approche est libérale par essence puisque nous opérons dans l’industrie du négoce. Un négoce qui date de Mathusalem et qui crée de la valeur. Aujourd’hui, il faut quand même rappeler que près de 80 % des recommandations boursières dans le monde sont positives…

Frédéric Brébant

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