“Il est désormais possible d’investir à moindre coût dans le monde entier”
Pression sur les tarifs, remontée des taux d’intérêt, protection accrue du consommateur… L’année 2018 promet d’être une année charnière pour les gestionnaires d’actifs. Pour l’investisseur, les conditions sont propices : “Il est facile de diversifier ses investissements à moindre coût”.
Les gestionnaires d’actifs sont confrontés à d’immenses défis. Nous nous sommes entretenus avec deux grands spécialistes du secteur : Jan Longeval (ex- Degroof Petercam) et Jan De Bondt (ex-Société Générale). Le premier a travaillé toute sa vie ou presque au buy side, au service de grands investisseurs comme des fonds de pension, le second a fait sa carrière côté ventes, dans le négoce d’obligations. Tous deux donnent des cours de gestion de patrimoine à la Vlerick Business School.
TRENDS-TENDANCES. Aussi longtemps que les taux diminuaient, il était facile, pour les gestionnaires d’actifs, de faire gagner de l’argent à leurs clients grâce aux obligations. Que va-t-il se passer à présent que les taux remontent et que les cours des obligations cèdent du terrain ?
JAN LONGEVAL. La remontée des taux va provoquer un certain nombre de recadrages.
JAN DE BONDT. Les obligations ont attiré énormément de fonds. La remontée des taux pourrait bien être un choc pour les investisseurs qui se croyaient à l’abri. Tout le monde n’étant pas préparé à un tel scénario, une vague de retraits massifs n’est pas à exclure.
J.L. Il faut néanmoins nuancer le risque. Aux Etats-Unis, le taux à 10 ans a grimpé à 3 % mais chez nous, le rythme n’est pas le même. Du point de vue des gestionnaires, toute remontée a une double signification. Pour les nombreux investisseurs qui en rêvent et qui souhaitent obtenir un rendement ”normal” sur leur portefeuille obligataire, cette augmentation est la bienvenue. Reste que le chemin peut être semé d’embûches.
L’Europe oblige les gestionnaires à faire preuve d’une plus grande transparence au sujet de leurs coûts. A présent qu’il aura conscience de leur existence, l’investisseur restera-t-il disposé à payer ces frais ?
J.L. L’investisseur paie en moyenne 0,7 % de frais pour un fonds obligataire. Si l’on part du principe que les effets publics rapportent 1,5 %, on sait que déduction faite des frais et du précompte mobilier, il ne reste pas plus de 0,5 % à l’arrivée. Nous sommes donc dans une situation absurde où le fonds rémunère davantage le gestionnaire que le client. Les frais n’ont manifestement toujours pas suivi le même mouvement que les taux – ils ont certes diminué, mais pas dans des proportions identiques. Avec la politique de transparence des coûts qui s’annonce, je m’attends à d’âpres négociations entre clients et gestionnaires.
J.D.B. Nous sommes passés d’un système de rendement sans risque sur les obligations d’Etat à un scénario de rendement très sobre, voire négatif, non dépourvu de risques. Si les taux remontent, l’investisseur lira sur ses relevés trimestriels que la valeur de son fonds obligataire décroît régulièrement.
Comment, selon vous, les Belges vont-ils réagir à la hausse des taux ?
J.D.B. On recense 260 milliards d’euros sur les livrets d’épargne. Les Belges ne sont pas à court de réserves à investir.
J.L. Les actions offrent la meilleure protection contre les remontées de taux. Je suis fan d’actions. Les titres européens cotent aujourd’hui à 13 fois le bénéfice environ, ce qui correspond à un rendement escompté de 6 à 7 %.
Auparavant, les gestionnaires d’actifs se préoccupaient moins des obligations qu’ils détenaient en portefeuille que des actions. Serait-il bon qu’ils gèrent beaucoup plus activement leur portefeuille obligataire ?
J.L. Naguère, on pouvait pour ainsi dire parquer l’argent dans des effets publics européens. Aujourd’hui, les gestionnaires doivent se mettre en quête d’opportunités sur les marchés obligataires.
J.D.B. L’investisseur en obligations ne dispose pas d’énormément de possibilités, et toutes sont risquées. S’il achète des obligations d’émetteurs peu solvables, il prend un risque de crédit ; s’il acquiert des obligations en devises, il prend un risque de devise ; s’il souscrit pour longtemps, il sait que son rendement pourrait ne pas suffire à couvrir l’inflation… Les opportunités ne sont pas infinies.
En se ruant sur les obligations à haut rendement, par exemple, les investisseurs ont-ils fait preuve d’une excessive témérité ?
J.D.B. Chez les assureurs européens, la pondération des obligations d’entreprises assorties d’un risque de crédit acceptable (BBB) est passée entre 2006 et 2016 de 6 à 22 %. Jadis, ce portefeuille était investi en obligations souveraines – Bund allemand et OLO belge. Les assureurs se sont donc résolument tournés vers des obligations plus risquées.
J.L. Il faut aller chercher le rendement partout où il se trouve. C’est la raison pour laquelle la gestion des risques a tant gagné en importance, en particulier du côté des obligations et des investissements ”alternatifs”. Les professionnels, bien encadrés, ne m’inquiètent pas ; mais pour l’investisseur particulier qui a fait le choix d’obligations à haut rendement, c’est une tout autre histoire. ” Les obligations à haut rendement ” ou high yield sontt, dans le contexte actuel, un terme cosmétique utilisé pour désigner les obligations pourries. Les ETF ( exchange trade funds, ou trackers, Ndlr) permettent au petit investisseur d’acquérir des obligations spéculatives et du capital-risque ; s’il cède à bas prix ses trackers aux premiers signes de recul, il subira de lourdes pertes.
Ces produits peu liquides risquent-ils de mal tourner ? Faut-il voir là les prémices de la prochaine crise ?
J.L. La réglementation de plus en plus stricte a incité les banques à abandonner leurs activités de teneur de marché. Moins liquide, le marché des obligations d’entreprises, par exemple, sera moins en mesure d’absorber les chocs ; simultanément, les trackers provoquent un afflux d’argent ”naïf” sur le marché.
Toutes les conditions d’une catastrophe financière sont donc réunies ?
J.L. On peut dire cela ainsi. En cas de problème, ces éléments intensifieront l’onde de choc. Ce ne sera pas facile à gérer.
Les trackers font concurrence aux gestionnaires d’actifs classiques…
J.L. Certains ETF se rémunèrent à des taux proches de 0 %. Je pense que les investisseurs continueront, pour une partie de leurs avoirs, à faire confiance à leur banquier privé, parce qu’ils auront toujours besoin de planifier leur patrimoine et leur succession et d’obtenir des conseils fiscaux et une aide pour constituer leur collection d’art. Mais ils auront pour un autre pan de leur fortune recours au robo-advisor ( robot-conseilller, Ndlr), voire à une gestion autonome au moyen d’ETF, nouveaux étalons tarifaires. Les gestionnaires d’actifs vont devoir expliquer clairement ce qui fait leur valeur ajoutée, et en quoi leur rémunération plus élevée se justifie.
L’Europe interdit désormais aux gestionnaires d’appeler leurs clients pour leur annoncer qu’ils ont découvert un investissement intéressant. Tout devient beaucoup plus formel et plus lent, plus personne ne peut être rapide sur la balle…
J.L. La gestion consultative est, d’après moi, condamnée par la directive MiFID II. Les procédures sont extrêmement lourdes. Je verrais bien les investisseurs y renoncer, pour se débrouiller avec un courtier en ligne. L’Europe a peut-être de bonnes intentions, mais il n’est pas impossible que le client en ait un jour assez de toute l’administration qu’imposent ces réglementations.
Comment les gestionnaires d’actifs peuvent-ils dans ces conditions continuer à faire la différence ? En promouvant l’investissement socialement responsable, l’actionnariat actif ?
J.L. Tous les gestionnaires d’actifs ont d’une façon ou d’une autre adopté les principes ESG ( Environmental, Social and Governance, Ndlr). Il s’agit désormais d’une notion fourre-tout, car il existe des milliers de manières d’appliquer ces critères au portefeuille.
J.D.B. Certains acteurs vont toutefois très loin dans ce domaine. Les Pays-Bas sont extrêmement avancés – particulièrement les grands investisseurs institutionnels, mais nous constatons que l’investisseur particulier suit le mouvement.
Que signifie l’investissement durable pour l’investisseur en obligations et le gestionnaire de fonds obligataires ?
J.D.B. Les performances des entreprises en matière de politique durable sont analysées ; si une entreprise ne satisfait plus à l’intégralité des critères, les obligations sont tout simplement cédées. Le détenteur d’obligations ne peut naturellement pas voter lors des assemblées générales.
J.L. Les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance sont extrêmement pertinents pour l’investisseur en obligations. En termes très pragmatiques, ils consistent surtout à limiter les risques. Une entreprise mal dirigée est un risque, une entreprise qui malmène l’environnement, aussi. La marque qui ferait fabriquer au Bangladesh des vêtements dans des conditions lamentables, court un risque de réputation. On peut penser ce que l’on veut des principes ESG, ils ont au moins le mérite de rendre les risques plus visibles.
La faiblesse de leurs tarifs permet d’accéder bien plus facilement aux gestionnaires en ligne qu’aux gestionnaires classiques. La gestion d’actifs doit-elle être accessible à tous ?
J.L. Soyons francs : la gestion d’actifs doit être accessible à tous, le private banking, pas. Les services que rend le banquier privé ont un coût, que seule justifie l’existence d’un certain patrimoine. Certes, les choses ont extraordinairement évolué : investir en Bourse il y a 70 ans coûtait une fortune ; les fonds n’existaient pas, ce qui rendait par définition la diversification difficile. Les ETF et les fonds permettent désormais à l’investisseur particulier de diversifier ses placements dans le monde entier, en optant pour des instruments négociables à tout moment et moyennant des frais minimes. Ceci étant, il demeure difficile de convaincre les gens d’investir en Bourse. Les réserves financières de la moitié des Belges ne dépassant pas 20.000 euros, pourquoi franchiraient-ils le pas ?
J.D.B. Bien sûr, les choses sont plus compliquées pour les jeunes ménages avec enfants qui remboursent un prêt hypothécaire. Mais il est tout à fait possible de placer 100 euros par mois dans un fonds : on peut donc investir d’une manière diversifiée, même des montants peu élevés.
Le paysage de la gestion d’actifs évolue à vive allure – songeons, en Belgique, à la fusion entre la Banque Degroof et Petercam et, à l’échelon international, à celle entre des géants comme Standard Life et Aberdeen, ou encore Henderson et Janus Capital.
” Le mouvement ne s’arrêtera pas là, confie Jan Longeval. Comme au sein du secteur technologique, les plus grands se tailleront la part du lion. Rappelez-vous la loi de l’attraction universelle : les corps de l’univers s’attirent selon une force proportionnelle à leur masse. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui dans le secteur de la gestion d’actifs, où les 10 plus grands gestionnaires concentrent plus de 30.000 milliards de dollars. A cela s’ajoutent des poids lourds locaux, très demandés dans leur pays ou région. Stratégiquement, les possibilités sont au nombre de trois : on fait partie soit des colosses, soit des géants locaux présentant un potentiel de croissance locale, soit des spécialistes dotés d’une forte valeur ajoutée. Quiconque se situe quelque part entre deux fait fausse route. ”
” Les gestionnaires d’actifs doivent en revenir à un modèle simple, ajoute Jan De Bondt. S’occuper de tout, tout seul, n’est pas tenable. Les nouvelles règles obligent à faire preuve de transparence : n’est-il pas préférable de pouvoir annoncer aux clients que l’on sous-traite l’informatique à bon prix, plutôt que de développer un système propre deux fois plus coûteux ? Savoir que le gestionnaire se charge de tout n’est pas un critère pour la clientèle ! “
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