La pauvreté expliquée aux gens qui ont de l’argent : “Pourquoi les banques ne pourraient-elles pas faire de l’égalité un modèle commercial ?”

Dirk Vandenberghe Journaliste freelance

Nos politiques de lutte contre la pauvreté échouent parce que les décideurs politiques appliquent leur propre logique qui n’est que théorique aux personnes en situation de pauvreté, explique l’expert Tim ‘S Jongers. « Il y a une sorte d’arrogance dans nos politiques, l’idée que nous savons mieux que ces pauvres gens », dit-il.

Il semble que les pays occidentaux aient redécouvert que la pauvreté était un problème. C’est aussi le sujet du livre de Tim ‘S Jongers . Après une enfance difficile et pauvre en Campine et à Anvers, il a obtenu des diplômes en sciences politiques et en administration publique à Anvers et à La Haye. Il a occupé plusieurs postes au sein du gouvernement néerlandais et est aujourd’hui directeur de la fondation Wiardi Beckman, le bureau scientifique du parti travailliste social-démocrate néerlandais. “Ce n’est pas parce que l’on accorde de plus en plus d’attention à la pauvreté que les personnes aux commandes la comprennent réellement. Le savoir expérientiel des personnes qui vivent ou ont vécu dans la pauvreté est trop peu utilisé”.

Pourquoi la pauvreté est-elle si difficile à expliquer à ceux qui n’en ont jamais fait l’expérience ?

TIM’s JONGERS. “Le mérite de l’État-providence est que peu de personnes ont connu la grande pauvreté au cours des dernières décennies. Cela a aussi fait que l’on s’est distancié de la pauvreté. La pilarisation de la société belge – soit un système dans lequel l’organisation sociale, politique et philosophique s’articule essentiellement selon une opposition religieuse (laïcisme, protestantisme, catholicisme) et une opposition politique (libéralisme politique, socialisme) – est aujourd’hui moins active que dans le passé, mais a laissé des traces. Cette « dépilarisation » a fait que nous ne rencontrons plus de personnes issues d’un milieu différent, mais cela n’empêche pas que nous continuons à vivre dans des bulles. Ainsi si vous êtes dans une bulle avec des personnes très éduquées et qui gagnent bien leur vie, vous n’avez aucun contact avec les personnes en situation de pauvreté. Aux Pays-Bas, par exemple, de nombreux fonctionnaires font partie des 20 % qui gagnent le plus, et c’est précisément la catégorie qui vit le plus fermement dans sa propre bulle et qui ne peut pas en sortir”.

J’ai l’impression que la pauvreté est plus visible dans nos villes...

“Cela n’est pas confirmé par la recherche. Dans mon travail, je fais souvent la distinction entre espoir et désespoir. Être désespéré signifie : la vie est merdique, se fixer des objectifs simples ne fonctionne plus et il n’y a aucune perspective d’amélioration. Ce désespoir est un bon prédicteur du suicide, de la criminalité ou des comportements addictifs. L’espoir, c’est tout le contraire : la vie est belle, on peut se fixer des objectifs et on a la perspective d’un avenir bon et meilleur. Dans la plupart des villes, il faut seulement 7 minutes pour passer du désespoir à l’espoir. Sauf que beaucoup ne font pas le déplacement pour s’en rendre compte. Nous ne nous mélangeons pas. On entend aussi parfois des choses étranges comme « j’ai été en contact avec des sans-abri ». À mon avis, on entre en contact avec des maladies infectieuses, pas avec des pauvres. Les gens, on les rencontre. Ce biais langagier définit déjà notre bulle et montre à quel point cette bulle est éloignée de la réalité. Or ce sont souvent ces mêmes personnes qui pensent qu’elles vont résoudre les problèmes des sans-abri et des autres personnes en situation de pauvreté. Si nous continuons à travailler de la sorte, les choses ne s’arrangeront pas. Il y a un énorme fossé de compréhension entre les bulles des riches et celles des pauvres”.

Comment résoudre ce problème ?

JONGERS. “En faisant l’effort de sortir de sa bulle et de parler vraiment aux gens. Ne pas se rendre une fois à une banque alimentaire, mais 20 semaines d’affilée. Jusqu’à ce qu’on soit gêné qu’une telle chose soit encore possible dans un pays riche. L’axe central, je pense, est la connaissance par l’expérience. Et c’est autre chose que l’expertise expérientielle qui renvoie le problème sur l’autre personne. Il faut intégrer le savoir expérientiel dans les politiques, à côté du savoir scientifique, professionnel et politique. Or en général, ce savoir expérientiel est à peine présent aujourd’hui”.

Comment cela se fait-il ?

“Parce que nous ne recrutons pas le personnel en ce sens. En engageant le personnel chargé d’appliquer ces politiques censées lutter contre la pauvreté, il est très étrange que vous ne leur demandiez pas s’ils ont déjà été confrontés à la montagne de paperasserie derrière l’aide sociale, ou s’ils ont déjà été au chômage ou encore s’ils connaissent les agences qui s’occupent de cela. Il y a pourtant des gens qui ont ce genre de vécu, sauf qu’ils ne se sentent pas suffisamment socialement à l’abri pour l’afficher publiquement. En fait, c’est un gigantesque gaspillage de capital organisationnel. Il y a une sorte d’arrogance dans notre politique, l’idée que nous savons tout mieux que ces pauvres gens. Nous ne connaissons pas leur vie, nous ne les rencontrons plus, mais nous leur imposons notre logique, nos normes et nos valeurs. Avec l’idée : je n’ai jamais été pauvre, mais si je l’étais, je ferais dix fois mieux qu’eux. Je ne fumerais pas et je n’achèterais pas d’écran plat. Je pense donc, qu’en tant que personnes éduquées, nous devons d’abord nous interroger sur nous-mêmes : nos attentes sont-elles réelles et notre logique correspond-elle à celle des pauvres ?

Certains experts estiment que le système doit être remanié. De votre côté, vous plaidez en faveur d’un « gouvernement spécial ». Qu’entendez-vous par là ?

“Pour 80 % des citoyens, notre gouvernement fonctionne bien. Ce sont des citoyens responsabilisés qui peuvent faire une demande, qui peuvent s’orienter dans le système. Pourquoi bouleverser tout cela ? Mais pour les personnes confrontées à des problèmes multiples, qui doivent souvent s’adresser à 15 ou 25 organismes différents, cela ne fonctionne pas. Nous savons parfaitement qui sont ces personnes et que la pauvreté est leur point commun. C’est pourquoi je préconise la mise en place d’une sorte de gouvernement spécial chargé d’aider ces personnes, qui aurait la priorité sur tous les autres services. C’est un peu comme l’éducation spécialisée ou les entreprises de confection. Si l’on implique dans ce gouvernement spécial des personnes ayant un savoir expérientiel qui guident les personnes en situation de pauvreté, il est possible de les aider à sortir de la misère, à s’éloigner de leur existence de pauvreté qui les déshumanise”.

Ne créons-nous pas ainsi deux types de citoyens ?

“Ils existent depuis longtemps, c’est justement le problème. Il faut traiter les cas inégaux en fonction de leurs différences. On ne peut pas prendre des mesures génériques pour des cas non égaux. Si vous regardez comment nous traitons aujourd’hui nos citoyens au bas de l’échelle sociale, ils ne sont que des citoyens de seconde zone. La plupart d’entre nous peuvent externaliser ses problèmes. Si nous avons une affaire judiciaire, nous choisissons un avocat, si nous ne voulons pas faire le ménage, nous engageons une aide-ménagère et si nous n’avons pas envie de cuisiner, nous commandons un repas livré par le biais d’une application. Les personnes en situation de pauvreté ne peuvent pas faire tout cela. Mais elles ont 25 coachs qui leur disent comment faire. Un tel gouvernement spécial aiderait ces personnes de manière plus efficace et moins coûteuse, car il n’est plus nécessaire d’avoir tous ces départements gouvernementaux distincts. C’est beaucoup plus efficace.

Tout le monde aurait un superviseur attitré ?

“Si vous voulez rénover votre maison, vous travaillez avec un entrepreneur. Vous ne cherchez pas un plombier, un maçon, un électricien et un couvreur distincts. C’est à cet entrepreneur que vous dites à quoi doit ressembler la maison de vos rêves. C’est ainsi qu’une personne en situation de pauvreté devrait pouvoir dire au gouvernement spécial comment elle envisage sa vie future, et vous devez y travailler”.

Si cette méthode est si efficace et si économique, pourquoi n’a-t-elle pas été introduite plus tôt ?

“C’est une nouvelle façon de penser. Et elle va à l’encontre de la logique des personnes qui sont aux commandes aujourd’hui. Nous sommes endoctrinés et nous pensons que seule une remise en activité rapide est valable. Les gens doivent se lever de leur canapé. Mais nous ne tenons pas compte du fait que beaucoup de ces personnes n’ont même pas de banque. Est-ce de l’incompétence involontaire ? Je le pense. Mais nous devons bien comprendre que l’appareil est là pour aider les citoyens, pas pour leur mettre des bâtons dans les roues. Or une activation rapide n’est pas du tout durable. Ces personnes vivent dans un marécage, elles n’ont pas de point d’appui. C’est pourquoi il faut d’abord veiller à la restauration des sols. Aujourd’hui, nous voyons trop d’exemples de la façon dont le système travaille constamment contre lui-même, et c’est pourquoi nous devons l’expliquer aux gens qui ont de l’argent.

Les entreprises peuvent-elles jouer un rôle dans ce domaine ?

Oui. Premièrement en payant les impôts correctement. Soyez sacrément heureux de pouvoir payer des impôts. Deuxièmement, comprenez qu’en tant qu’entreprise vous avez besoin d’employés en bonne santé et heureux. C’est votre capital organisationnel. Troisièmement, vous savez parfaitement, dans votre entreprise, quand les gens ont des difficultés, quand ils sont en retard dans leurs paiements, etc. Cela se remarque souvent par l’absentéisme. Traitez ce problème de manière proactive. En tant qu’entreprise, vous pourriez aussi racheter les dettes des employés en difficulté avec le message que tant que vous travaillerez ici, nous déduirons 20 euros de votre salaire. Le simple fait de faire disparaître ces dettes, enlève beaucoup de stress”.

Et cela permet de prendre un nouveau départ...

“Et c’est çà le plus important. Je pense aussi que les banques ont un rôle important à jouer dans ce domaine. Même respectant la vie privée, les banques savent tout. Elles savent combien je gagne et où je vais acheter mon sandwich pita. Une banque sait donc aussi quand il y a des problèmes. Si vous savez que votre cliente est une femme seule avec deux enfants et un petit salaire, vous pouvez parfaitement dire : madame, nous allons racheter vos dettes, il s’agira d’un prêt à long terme de trente ans, et vous paierez 15 euros par mois à partir de maintenant, au lieu des 350 euros de remboursement de la dette et d’intérêts que vous devez payer actuellement. En tant que banque, vous remplissez alors une fonction sociale importante. Les banques, comme les autres entreprises, veulent se démarquer de leurs concurrents. Certaines le font en misant sur la durabilité. Pourquoi ces banques ne pourraient-elles pas faire de l’égalité un argument commercial ?

Le gouvernement devrait-il imposer une telle chose aux banques ?

“Le gouvernement pourrait aussi parfaitement introduire une gigantesque annulation de dettes. Surtout s’il s’agit d’enfants. Et je sais que l’on dit souvent que ces personnes vont se remettre à s’endetter. Mais cela n’a aucun sens. Dans les cas où des dettes ont été annulées, il s’avère que seules deux familles sur cent se sont à nouveau endettées. 2 % ! Et encore il s’agit le plus souvent d’amendes routières qui n’ont pas été payées. Il n’y a qu’un seul groupe qui excelle dans l’inconduite morale : les plus riches, ceux qui fraudent le fisc et paient des conseillers qui leur expliquent comment faire des dépenses pour payer le moins d’impôts possible. Nous contrôlons les bénéficiaires d’allocations, mais dans le même temps, des multinationales détournent des millions vers des paradis fiscaux, sapant ainsi notre prospérité. Alors que la contribution fiscale de tous les citoyens est importante pour offrir un cadre qui donne à ces mêmes entreprises l’envie de s’installer. Mais cette question n’est jamais abordée.

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