Patrick Artus : “L’épargne européenne est happée par les Etats-Unis”

Drapeau américain et dollar
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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

En 2050, le PIB américain aura doublé de taille alors que le PIB européen n’aura progressé que de 11%. La faute à un écart de productivité grandissant. Pour le réduire, il faudra mobiliser l’épargne, l’immigration, l’effort en R&D et redonner goût au travail. Chiche ?

Patrick Artus, le médiatique économiste de Natixis quitte la banque française à la fin de ce mois. Ce septuagénaire prendrait-il sa retraite ? “Je vais quitter Natixis, mais j’ai trouvé des institutions financières pour lesquelles je vais continuer à travailler à partir du mois de juillet”, nous dit-il, sans dévoiler encore le nom de ses nouveaux employeurs. On continuera donc toujours d’être abreuvé par ses analyses et sans doute aussi par ses ouvrages. Le dernier, cosigné avec sa traditionnelle complice Marie-Paule Virard, imagine nos économies en 2050 (*). Et plaide pour mettre en place des mesures afin de rendre l’investissement en Europe plus attrayant. Un plaidoyer qui tombe à pic après les élections de ce 9 juin.

Patrick Artus, économiste de Natixis.
Patrick Artus © belga

TRENDS-TENDANCES. Une page se tourne pour vous en ce début d’été. Si l’on vous oblige à regarder dans le rétroviseur pour voir ces 50 années de macro-économiste que vous laissez derrière vous, quelle aura été votre plus grande surprise ?

PATRICK ARTUS. C’est que les progrès technologiques n’ont pas amené la croissance. Au contraire, la croissance de la productivité, en Europe, mais aussi, à un moindre degré, aux Etats-Unis, s’amoindrit de manière continue depuis les années 1980-1990, en dépit d’internet, de l’intelligence artificielle, de la robotisation. Sur la planète, nous dépensons de plus en plus en recherche & développement, nous réalisons des investissements de plus en plus importants en nouvelles technologies et pourtant, nous avons une baisse constante de la productivité. Le principal enjeu pour la recherche en sciences économiques est de comprendre pourquoi.

“Si l’épargne européenne se ­tournait vers des investissements en Europe, nous aurions de quoi financer la transition ­énergétique.”

A-t-on une explication ?

Il y en a surement plusieurs, mais en voilà certainement une : les découvertes majeures sont beaucoup plus coûteuses en investissements et en temps de travail aujourd’hui que par le passé. En pharmacie, le coût de la découverte et de la mise sur le marché d’une nouvelle molécule a été multiplié par 10 ou par 20. Le coût d’une mise sur le marché d’un baril additionnel de pétrole a été multiplié par quatre ou par cinq. L’efficacité de la recherche fondamentale ou appliquée a beaucoup décru. Il faut donner beaucoup plus de moyens à la recherche pour garder le rythme de gains de productivité.

Une autre réflexion est que nous n’avons pas assez travaillé sur la démographie.

C’est-à-dire?

Le vieillissement signifie que pendant une très longue période, la population en âge de travailler décroît nettement plus vite que la population totale. Le poids des personnes âgées dans la population va continuer à croître pendant pratiquement 50 ans. Le problème est que les dépenses publiques sont liées à la population totale et que les recettes fiscales sont liées à la population en âge de travailler. On se prépare donc à un énorme problème de financement des systèmes de protection sociale. Il se voit déjà sur les systèmes de retraite et sur les systèmes de santé. Quand vous regardez le système de retraite français, en 1970, il y avait trois cotisants par retraité. Aujourd’hui, il y en a 1,7, et en 2050, il n’y en aura plus que 1,3. Ces ratios démographiques vont continuer à se dégrader. Or, nous n’avons pas une réflexion suffisante sur la manière dont nous allons équilibrer les systèmes de protection sociale dans cet environnement démographique.

L’intelligence artificielle et les robots n’apporteront-ils pas une solution ?

Les recherches dont nous disposons aujourd’hui ne nous donnent pas la réponse. Daron Acemoglu (ndlr : économiste, professeur au MIT), nous dit que l’intelligence artificielle n’a à peu près aucun effet sur la productivité. Elle augmentera considérablement la productivité dans certains secteurs, mais elle imposera d’avoir bien davantage de régulateurs et de personnes chargées de la protection des systèmes informatiques. Au total, les pertes engendrées par cette bureaucratie vont équilibrer les gains en efficacité.

D’autres auteurs, comme David Autor (ndlr: lui aussi économiste et professeur au MIT) nous disent exactement l’inverse : les gains de productivité sont beaucoup plus élevés dans les entreprises qui adoptent l’intelligence artificielle. Moi, je ne sais pas. J’observe simplement que nous avons commis une énorme erreur d’analyse sur l’impact d’internet à la fin des années 1990. A l’époque, tout le monde croyait que le web allait faire croître très rapidement la productivité. En fait, les gains de productivité ont décru: la productivité a effectivement augmenté dans les secteurs qui utilisaient internet.

Mais internet a également créé énormément d’emplois non qualifiés: Amazon, Uber, etc. Et le poids de ces emplois peu productifs l’a largement emporté sur les gains de productivité procurés par internet. Il faut donc admettre notre ignorance sur l’effet qu’aura l’intelligence artificielle sur la productivité dans 15 ou 20 ans.

Venons-en à votre livre. Le point de départ est cet écart grandissant et assez étonnant entre la croissance de l’économie européenne et celle des Etats-Unis. D’où vient-il ?

Cet écart est lié à deux causes. La première est démographique. Les femmes américaines font plus d’enfants que les femmes européennes et surtout, il y a une immigration beaucoup plus forte aux Etats-Unis qu’en Europe. L’an dernier, il y a eu 3 millions d’immigrants en termes nets aux Etats-Unis, pratiquement 1 % de la population. Si l’on traduit ces mouvements en termes de croissance de la population en âge de travailler, celle-ci augmente de 0,3 ou 0,4% chaque année aux Etats-Unis, alors qu’elle baisse de 0,5% en Europe. Il y a donc déjà 0,8 point d’écart de croissance, lié simplement à la cause démographique.

La seconde cause majeure, c’est la productivité. Les Etats-Unis affichent régulièrement des gains de productivité qui dépas­sent 2 % par an. Dans la zone euro, la productivité accusait une baisse de 1% l’an dernier. Cela fait un écart de trois points par an entre les Etats-Unis et l’Europe.

Cet avantage des Etats-Unis repose-t-il sur leurs géants technologiques ?

Non parce que l’écart de productivité entre les Etats-Unis et l’Europe s’observe dans tous les secteurs: dans les services technologiques, mais aussi dans l’industrie, dans le bâtiment… Partout. Et en fait, les Etats-Unis restent sur leur tendance antérieure. Leur productivité gagne à peu près 2 % par an. Mais l’Europe stagne puis recule à partir de 2017. Cela n’a donc aucun rapport avec le covid.

Comment expliquer cet écart?

Je vois trois causes, qui sont structurelles. Il y a, à partir de 2016-2017, une poussée énorme des investissements en nouvelles technologies aux Etats-Unis : ils représentent presque 6 points de PIB aux Etats-Unis, contre moins de 3 points de PIB en Europe.
Ensuite, il y a un écart important sur les dépenses de recherche et développement : elles représentent 3,5% du PIB aux Etats-Unis, contre 2,2% en Europe. Et cet écart se creuse lui aussi depuis 2016-2017.
La troisième cause, ce sont les attitudes vis-à-vis du travail. De nombreux Européens ont une attitude très négative vis-à-vis du travail. Ils souffrent, ne trouvent pas de sens à leur job. Cela conduit à une très forte hausse de l’absentéisme. Le taux d’absentéisme est de près de 6 % dans les entreprises européennes, le double des Etats-Unis.

Ces trois causes se cumulent et expliquent cet écart de productivité. Dans notre livre, nous extrapolons la tendance à 2050, et l’on voit que les Etats-Unis devraient rester la principale économie mondiale, pesant alors 35,4% du PIB mondial (contre 29,6% en 2022). Le poids de la Chine passerait de 22,8 à 23,5%. Mais celui de l’Union européenne tomberait de 21,5 à 15%. Au cours de cette période, le PIB américain aura presque doublé, alors que l’augmentation du PIB européen ne sera que de 11%.

© belga

Pour finalement renverser la vapeur, va-t-il falloir investir énormément ?

Nous avons déjà un handicap sur les technologies, l’intelligence artificielle, les télécoms… Et de plus, nous avons décidé de faire une transition énergétique très rapide qui s’ajoute au maintien de la biodiversité, à la relocalisation d’industries stratégiques, à la gestion de l’eau, etc. Cela demandera énormément d’investissements. Selon moi, ces investissements supplémentaires seront de quatre points de PIB par rapport à la tendance de ces 20 dernières années en Europe.

Cela posera de gros problèmes. Pourra-t-on effectuer cet effort sans baisser la consommation? Et si nous avons des règles de politique monétaire et budgétaire très conservatrices et très restrictives, il n’y aura aucune chance que les Etats ou les entreprises soient capables d’augmenter leurs investissements de quatre points de PIB.

Certains disent que nous sommes entrés dans une “économie de guerre”.

Nous sommes plutôt dans une économie de reconstruction, comme après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, l’Europe se trouve avec un capital qui utilise des énergies fossiles et qu’il faut changer. Si je ne prends que la transition énergétique, elle devrait coûter en Europe à peu près 2,5 points de PIB pendant 30 ans. De même, après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe s’était trouvée avec un capital productif presque entièrement détruit. Il fallait reconstruire les usines, les lignes de chemin de fer, etc.

Dès lors, jusqu’à la fin des années 1950, nous avons complètement inversé les objectifs de politique économique. L’essentiel était la reconstruction. Nous avons mis en place une politique monétaire très expansionniste qui acceptait l’inflation et qui maintenait des taux d’intérêt bas. Nous avions donc de fait des taux d’intérêt réels négatifs, qui ont permis d’avoir des dépenses publiques très élevées avec une trajectoire de réduction du taux d’endettement public.

Ce n’est pas la politique actuelle…

Non, nous n’avons pas changé les règles de politique économique. Sur le plan budgétaire, le pacte de stabilité est presque plus restrictif qu’avant. Sur le plan monétaire, l’objectif est toujours de réduire l’inflation. Nous n’avons pas inversé nos priorités de politique économique alors que nous aurions dû.

La BCE, hantée par son objectif d’inflation, est dans le faux ?

Je crois qu’il y aura structurellement une inflation supérieure à 2 % en Europe parce qu’il y a aujourd’hui des causes d’inflation qui n’étaient pas présentes lors la création de l’euro. Nous bénéficions moins des importations à bas coûts en provenance des pays émergents; nous avons des coûts supplémentaires induits par la transition énergétique; nous avons le vieillissement démographique et un marché du travail structurellement tendu. On n’y porte d’ailleurs pas assez d’attention.

Aujourd’hui, le marché du travail reste continuellement sous tension. Car même avec une croissance très faible, si vous n’avez pas de gains de productivité, vous créez des emplois et exercez une pression sur les salaires. Le risque est donc que, pour lutter contre l’inflation, nous ayons une politique monétaire restrictive, qui aboutisse à une politique budgétaire restrictive pour l’endettement public. C’est une sorte de cycle infernal.

“Nous sommes dans une économie de reconstruction, comme après la Seconde Guerre mondiale.”

Comment sortir de ce piège ?

La grande chance est que certains pays européens, spécialement l’Allemagne et les Pays-Bas, ont encore pas mal d’épargne. Mais cette épargne est happée par les Etats-Unis qui sont plus attractifs que l’Europe. Les entreprises allemandes ont investi 150 milliards d’euros aux Etats-Unis l’année dernière ! Elles y sont incitées à la fois par l’IRA (Inflation Reduction Act), le faible prix de l’énergie et un coût du travail moins élevé.

Si cette épargne européenne se tournait vers des investissements en Europe, nous aurions 2,5 points de PIB d’investissements en plus, soit de quoi financer la transition énergétique.

Il faut une Europe plus attractive, mais comment ?

La solution est de centrer l’épargne sur des projets rentables. Et les projets de transition énergétique sont rentables. La baisse de l’activité qui serait induite par une température de la planète qui monterait de quatre degrés d’ici 2100, est évaluée à 10 points de PIB, qui seraient donc perdus. Les investissements qui évitent l’élévation de la température sont rentables économiquement. Il faudrait d’ailleurs donner à l’Europe un rôle permanent de financement de ces investissements. Si l’Italie émet sur les marchés financiers, elle est probablement moins attractive que le ­Trésor américain. Mais si l’Europe émet sur les marchés financiers, elle est probablement au moins aussi attractive.

Par ailleurs, pour sortir de cette crise de productivité, il faut redonner goût au travail et faire en sorte que l’Europe reste une région d’immigration. Regardez l’Italie. Georgia Meloni a été élue avec un programme qui interdit l’immigration. Un an plus tard, elle passe une loi qui prévoit 800.000 immigrants sur deux ans. Tous les pays européens qui ont un vieillissement démographique doivent utiliser l’immigration. Il y a beaucoup d’idées reçues sur le sujet. Les immigrés, dans tous les pays européens comme aux Etats-Unis ou au Canada, ont un niveau d’éducation supérieur aux natifs. En France, 20% des gens nés dans le pays ont fait des études supérieures, contre 30 % des immigrés. Et il faut rattraper les Etats-Unis sur les développements technologiques, sur la recherche développement, sur les budgets des universités. Pour cela, il faut donner davantage de moyens aux universités européennes, qui sont aujourd’hui beaucoup plus pauvres que les universités ­américaines.

(*) Patrick Artus et Marie-Paule Virard, 
”Quelle France en 2050? Face aux grands défis 
en Europe et dans le monde”, éditions Odile ­Jacob, 209 pages, 19,90 euros.

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