À Grasse, dans le Sud de la France, l’air a l’odeur des roses et du jasmin, mais aussi de plus en plus celle du succès. Grâce à une vision et un savoir-faire, la capitale mondiale du parfum opère un véritable retour en grâce.
Ceux qui ont lu ou vu Le Parfum se souviennent de la Grasse du XVIIIe siècle, théâtre de la quête obsessionnelle de Jean-Baptiste Grenouille pour la fragrance ultime. Ce que beaucoup ignorent, c’est que derrière cette fiction olfactive se cache une histoire bien réelle, une histoire faite de cuir et de fleurs.
« Grasse est née à la croisée du cuir et des fleurs, explique fièrement Jérôme Viaud, le maire. À l’origine, notre ville était connue pour ses tanneries. Au XVIe siècle, on a commencé à parfumer les gants. Ensuite, on s’est tournés vers la culture et la distillation de plantes et fleurs odorantes, comme la rose, le jasmin ou la tubéreuse. C’est devenu un art, puis une industrie. »Grâce à son microclimat unique, entre mer et montagne, Grasse produisait des ingrédients d’une qualité exceptionnelle, devenant ainsi, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le centre mondial de la parfumerie.

Mais au XXe siècle, le vent tourne. L’essor des molécules de synthèse dans les années 1950, la délocalisation pour des coûts salariaux plus bas et la pression des promoteurs immobiliers de la Côte d’Azur ont mis à mal cet artisanat. La surface cultivée de roses a chuté de 1 000 à 40 hectares à peine. Malgré l’expertise locale toujours reconnue dans l’industrie, Grasse s’est affaiblie. Des usines fermèrent, le centre-ville se vida. La ville perdit son éclat parfumé.
Un flair pour l’avenir
L’histoire de Grasse est intimement liée à celle de la famille Guignon. Lauriane Guignon est parfumeuse, viticultrice et productrice de roses, quatrième génération. « Mes arrière-grands-parents cultivaient la rose de mai et le jasmin, avec un petit vignoble. Dans les années 1990, ce n’était plus viable. Mon père a rejoint le monde de l’entreprise. En 2014, lorsque son employeur est parti aux États-Unis, il a repris la culture de la vigne. »Alors étudiante à l’ISIPCA à Versailles, Lauriane le convainquit de replanter des roses. « Avoir plusieurs cultures permet de mieux gérer les risques face à une nature de plus en plus capricieuse. Et je ne voulais pas que notre savoir familial disparaisse. »Son grand-père y était d’abord opposé. « Il avait été marqué par le fait d’avoir dû arracher ses rosiers autrefois. »
‘Grâce à son microclimat unique, entre mer et montagne, Grasse produisait des ingrédients d’une qualité exceptionnelle’
Deux ans plus tôt, Lauriane quitta son emploi chez un producteur de parfum pour devenir indépendante. « Je travaille comme parfumeuse et consultante, et je cultive des roses et du raisin avec mon père. »Elle a aussi lancé sa propre marque, Cépages, qui capture les arômes du vignoble en flacon. « C’est la synthèse de mes trois mondes : parfum, vin et agriculture. Le tout est bio, durable et aussi local que possible. »Avec un bouchon en liège, un alcool issu des résidus de vinification et des parfums inspirés de la vigne, l’univers viticole traverse toute la marque.
Elle pratique une agriculture différente de celle de ses aïeux : sans labour pour préserver la vie du sol, désherbage manuel, pâturage hivernal de moutons entre les rangs de vignes, engrais organiques et utilisation de variétés hybrides de roses, plus résistantes et florifères. « On marie tradition et innovation. »
Aujourd’hui, elle peut aussi compter sur l’appui d’acteurs du secteur comme Les Fleurs d’exception du Pays de Grasse, qui soutiennent les jeunes producteurs. Des partenariats à long terme avec Firmenich leur permettent de surmonter les récoltes difficiles.
Le retour des grandes maisons
Dans l’industrie du parfum, on comprend qu’il faut soutenir les producteurs locaux sur le long terme. « Cela garantit la qualité, la traçabilité et la durabilité des ingrédients », explique Fabrice Pellegrin, parfumeur natif de Grasse. Depuis dix-sept ans chez Firmenich, il partage son temps entre Paris et Grasse, où il supervise le développement des matières premières naturelles. Firmenich a renoué avec les producteurs grassois depuis une vingtaine d’années. « La qualité du terroir est exceptionnelle. Ce sont les Rolls-Royce des ingrédients, parfaitement alignés avec la tendance de la haute parfumerie. »

En plus d’une usine, Firmenich a installé Villa Botanica, un domaine d’accueil pour les clients, avec jardin d’agrumes, fleurs locales, serres exotiques et oliveraie plantée de 5 000 iris. « Une usine montre ce que nous faisons, ici on fait rêver. Les clients vivent les matières premières : ça inspire et crée la confiance. » Grasse est devenue un label de qualité recherché — effet renforcé par l’inscription de son savoir-faire à l’Unesco en 2018. « Cela a tout accéléré : la reconnaissance locale, la visibilité internationale et la fierté retrouvée des habitants. »
Un combat politique parfumé
L’inscription de l’expertise grassoise à l’Unesco a été initiée par l’ancien maire, Jean-Pierre Leleux, une procédure qui a duré dix ans. Son successeur, Jérôme Viaud, n’a pas chômé : « J’ai mené plus de 300 entretiens avec des chefs d’entreprise, maisons de luxe, investisseurs, pour les convaincre de revenir. »
‘Grasse produit les ingrédients Rolls-Royce de la parfumerie’
Et ça a marché. Givaudan est de retour. Lancôme, Louis Vuitton et Dior ont acquis des domaines. Des maisons comme Atelier des Ors y installent leur siège. « La Villa Primerose est un lieu où nous partageons notre ADN avec nos partenaires », explique Jean-Philippe Clermont, son fondateur.
Jérôme Viaud a aussi attiré le salon Simpar et vise le World Perfumery Congress. Mais les défis restent nombreux : lutte contre les lobbies de la chimie en Europe, accès au foncier pour les cultures, rénovation du centre historique, etc.

Il transforme Grasse en centre de savoir : l’ISIPCA, l’École supérieure du sarfum, l’Université Côte d’Azur, des écoles d’ingénieurs et de commerce y sont désormais implantées. « Cela crée de l’emploi, attire une nouvelle génération, insuffle une nouvelle dynamique », se réjouit le maire.
L’avenir en senteurs
« Dans dix ans, j’espère voir une Grasse où les fleurs et les talents fleurissent ensemble, dans une ville plus jeune, durable et engagée. »Grasse continue de grandir, profondément enracinée dans son passé et résolument tournée vers l’avenir — avec un nez affûté.