Une forme de luxe
Cartier présente une nouvelle Tank Française. La précédente date de 1996. Pierre Rainero, responsable du patrimoine, de l’image et du style de la marque, nous parle de la définition du luxe et de l’interprétation française. «Nous recherchons l’émotion esthétique.»
«Non, cela ne s’est pas passé comme vous le suggérez», dit Pierre Rainero, fort de son titre ronflant de directeur du patrimoine, de l’image et du style de Cartier. Trends Style lui a demandé s’il n’avait pas d’objection morale au fait que le modèle de montre Tank s’inspire d’un véhicule militaire, un moyen de transport et une arme utilisés pour faire la guerre. La Tank est un modèle de montre édité en de nombreux modèles par Cartier. L’un de ces modèles a été baptisé Tank Française. L’original est de 1996. Aujourd’hui, 27 ans plus tard, Cartier en présente une nouvelle interprétation. La toute première Tank date de 1917. Le paradoxe de l’œuf et de la poule: Pierre Rainero lève le malentendu. «La Tank a été créée en 1917. Elle était le résultat d’un processus de conception dont la Santos Dumont de 1904, la première montre-bracelet, était le point de départ. Car Cartier avait eu l’idée de concevoir une montre qui soit réellement attachée au poignet. Les dessins de ces modèles révèlent le projet qui deviendrait plus tard la Tank. Le design s’inscrit dans la recherche d’une forme pure et élégante pour intégrer le boîtier et le bracelet de montre. Cartier a voulu attribuer un nom à la forme de cette création, un nom à utiliser en interne. C’est toujours l’usage dans la maison. Ce nom permet d’éviter les malentendus dans la communication interne. En lui donnant un nom, chacun sait de quelle forme il s’agit.»
La forme carrée de la Tank Française est propre à l’architecture et à l’urbanisme français
Ce que vous voulez dire, c’est que la forme précède le nom.
PIERRE RAINERO. «Exactement. Mais nous sommes en 1917, en plein dans la Grande Guerre, au moment où les armées américaines rejoignent les armées européennes. Les chars américains débarquent dans les ports français pour rejoindre le front aux côtés des chars français, fabriqués par Renault. Des photos de ces chars apparaissaient quotidiennement dans les journaux. Chez Cartier, on a observé que, vus du ciel, ils avaient une forme similaire à celle du boîtier qu’ils avaient conçu. Avec les chenilles épurées qui forment également deux lignes parallèles. Et c’est ainsi que le mot anglais tank s’est invité dans les communications internes de Cartier. Tout le monde utilisait ce mot, du comptable au dessinateur, uniquement pour nommer sans ambiguïté cette forme spécifique. À un moment donné, avec un naturel désarmant, le mot est aussi entré dans l’usage public. Tank est devenu le nom du modèle.»
Le luxe est ce qui nous distingue des autres êtres vivants
Cela ne posait-il pas de problème éthique?
RAINERO. «Aucun. Malgré son côté destructeur, le char était perçu comme un objet de progrès technique mis au service de la liberté. Car la guerre contre l’Allemagne était un combat pour la liberté.»
C’est bien de rectifier les faits. Cela signifie-t-il que vous ne reconnaissez pas le potentiel esthétique des équipements de guerre?
RAINERO. «Mettre l’esthétique en opposition à l’éthique est un grand écart que Cartier ne fait pas. Bien sûr, les conflits peuvent être une source d’inspiration pour les artistes. Les exemples abondent. Mais dans notre domaine, celui des arts appliqués, la beauté est une priorité. Nous recherchons l’émotion esthétique. Le mal dans le monde n’est pas une source d’inspiration pour nous.»
Cartier a lancé la Tank Française en 1966. La maison présente aujourd’hui une nouvelle version. Comment changer une icône?
RAINERO. «C’est effectivement une question difficile, étant donné que la Tank Française originale a déjà atteint un tel degré de perfection et de succès. D’un autre côté, il règne chez Cartier une logique d’interprétation des formes existantes. Cela nous met au défi. Ainsi, avec cette nouvelle version de la Tank Française, nous nous inscrivons dans la tradition de la maison. La question qui se pose alors est la suivante: sans compromettre la perfection de l’original, comment adapter le design pour le rendre plus pertinent pour l’œil moderne? Nous avons changé quelques détails. En résumé, la nouvelle Tank Française offre une forme d’intégration renforcée. Tant entre le boîtier de la montre et le bracelet, qu’entre les maillons du bracelet.»
En quoi la Tank Française est-elle française?
RAINERO. «C’est une question intéressante. Chaque culture a sa définition de l’harmonie. On ne peut pas placer cela sur une échelle du beau et du moins beau. Tout le monde utilise le même vocabulaire, seules les proportions sont différentes. Les proportions sont différentes dans tous nos modèles de Tank. Seule la Tank Française a cette forme carrée propre à l’architecture et à l’urbanisme français.»
Cette forme carrée est-elle typique du style français?
RAINERO. «Je pense que le style français se révèle à travers les caractéristiques baroques et le rigorisme — strict, austère. Comparez Versailles à l’Escurial en Espagne, ou à un palais de Bernini en Italie, ou au Château de Sanssouci près de Berlin. Versailles a comme une certaine retenue, une réserve. Cependant, le style français dénote une ouverture aux autres cultures. Le baroque n’est pas né en France, il vient plutôt des pays latins, avec un essor considérable dans le nord-est de l’Europe. Les architectes français ont emprunté des caractéristiques du baroque et les ont interprétées à la mode française: ils leur ont ajouté un plus grand degré d’équilibre. Cette attention portée aux proportions et à l’équilibre est également frappante dans les arts appliqués.»
Quelle est votre définition du luxe?
RAINERO. «Cela donne toujours matière à débat. Dans Le Petit Prince, il y a ce passage sur l’invention d’une pilule qui apaise la soif. Celui qui l’avale épargne 53 minutes de temps par semaine, car il n’aura plus à se rendre à la source d’eau. Mais Le Petit Prince répond: «Si j’avais 53 minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine.» Pourquoi je vous raconte ça? Car chaque personne fait le choix individuel de ce qu’elle apprécie et trouve rare, et de ce qui provoque chez elle des émotions exceptionnelles. Dans le cas des objets, puisque c’est dans ce domaine que l’on catalogue Cartier, notre rôle et notre mission sont de toujours valoriser l’excellence.»
Parlez-vous d’une excellence de la forme? Quelle est la forme qui exprime le luxe?
RAINERO. «La beauté de la forme n’est pas le monopole du luxe. Chez Cartier, nous examinons pour toute forme, quelle que soit son origine, si elle exprime la beauté, et de quelle manière. La beauté est toutefois une condition du luxe. Mais le luxe doit également être motivé par un besoin impérieux d’explorer et de créer de nouvelles formes. Les autres critères sont les matériaux et le savoir-faire pour transformer ces matériaux en forme et en objet. Le luxe fait se rejoindre la forme, le matériau et le savoir-faire.»
Le luxe a-t-il encore un avenir?
RAINERO. «Un avenir radieux, car il est dans la nature humaine de prolonger sans cesse le désir. Il a un effet stimulant qui fait partie du génie humain. L’histoire montre que nous allons dans cette direction. Dans chaque période, il y a eu des objets qui correspondent à la notion de luxe.»
Mais le luxe ne doit-il pas se justifier?
RAINERO. «Le luxe se justifie par rapport au passé. Le luxe est ce qui nous distingue des autres êtres vivants. Il reflète ce que nous sommes et le niveau que nous avons atteint. C’est un niveau d’expertise et de culture accumulées. Notre culture actuelle est un patrimoine séculaire de connaissances et de compétences. Tout objet de luxe que nous créons aujourd’hui porte en lui cet héritage. De même, un nouvel objet ne peut naître que de la comparaison avec le précédent, et est donc redevable aux réalisations du passé.»
«La conscience de Cartier est imprégnée de cette perpétuation. Notre registre de style est transmis de génération en génération, c’est désormais une tradition. Cette Maison a cultivé un style qu’elle porte comme une déclaration d’intention de l’esthétique et des principes que nous suivons lors de la création de nos objets.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici