Time will tell
En 2021 aussi, Covid-19 oblige, le salon horloger WATCHES & WONDERS GENEVA s’est limité à une version digitale. Mais les marques se sont montrées volontaires et ont proposé un catalogue riche en couleurs, ponctué de nouveautés ingénieuses. De quoi redonner confiance à un secteur ayant trop vécu, ces derniers temps, sur ses acquis et en toute prudence.
Et quels ont été les points marquants de ces présentations ? Une montre à quatre cadrans, de nombreux modèles très colorés mais aussi une meilleure entente entre concurrents. Et au rang des nouvelles tendances, figurent également des diamètres de boîtier réduits, des systèmes de changement de bracelet et le storytelling (très attentif à la durabilité).
Pour la deuxième année consécutive, les marques horlogères ont dû se passer des grands salons horlogers physiques. Mais à la différence de l’an dernier, le secteur a mis en place nombre de présentations digitales. Avec les atouts et les inconvénients qu’une telle formule comporte. Il est humain (et profitable) d’espérer que la presse et d’autres observateurs y épinglent les nouvelles tendances, mais les montres – a fortiori dans le haut de gamme – demeurent des produits coûteux et d’une durée de vie plutôt longue. Il est dès lors préférable de ne pas tirer de conclusions trop hâtives.
En horlogerie, les véritables changements sont plus lents à s’imposer que dans la mode, par exemple. Et ils s’inscrivent davantage sur le long terme et dans une certaine continuité. Ailleurs dans le magazine Trends Style, Chris Grainger-Herr, CEO d’IWC, évoque la prudence du marché depuis une dizaine d’années. Selon lui, par besoin de sécurité, le consommateur s’oriente toujours plus vers des produits reconnaissables, iconiques, et donc vers des marques établies, lesquelles se plient souvent à ces attentes.
Neutralité de gendre
Cela n’a pas empêché IWC de proposer cette année, dans sa ligne de Montres d’Aviateur, un modèle atypique, tant en matière de look que de technique : la Shock Absorber XPL (pour eXPerimentaL), dotée d’une protection antichoc inégalée en horlogerie mécanique.
Pour le 90e anniversaire de la légendaire Reverso, Catherine Rénier, CEO de Jaeger- LeCoultre, a présenté la première montre au monde qui dispose de quatre cadrans : la Reverso Hybris Mechanica Calibre 185. Une prouesse en matière de technicité et de design, qui compte pas moins de 11 complications, plus fascinantes les unes que les autres. En réponse à la question de savoir si la marque comptait également lancer une montre compliquée pour dames, Catherine Rénier s’est contentée de serrer le bracelet de l’Hybris Mechanica autour de son poignet.
Un geste plutôt significatif, à une époque où le genre est devenu un thème universel.
Dans le même esprit, nombre de marques ont opté pour des diamètres de boîtier réduits. C’est le cas de Rolex et ses nouvelles Oyster Perpetual Explorer et Datejust de 36 millimètres, de Chopard et son modèle L.U.C QF Jubilee de 39 millimètres, d’Audemars Piguet et sa Royal Oak Jumbo Extra-Plat en platine de 39 millimètres (dotée d’un superbe cadran vert fumé soleillé) et de Hermès et son nouveau modèle H08 au format coussin de 39 x 39 millimètres.
Cette réduction de format aurait pour but, dit-on, non pas de féminiser les nouveautés mais de les rendre neutres en genre. Souvent, cette démarche n’est qu’un retour aux dimensions des années 1950 et 60, lorsqu’un diamètre de 36 ou 39 millimètres était courant pour les montres masculines. Il est vrai aussi qu’à l’époque certaines montres féminines étaient particulièrement minuscules.
Les couleurs de l’arc-en-ciel
La (sortie de) crise sanitaire y serait-elle pour quelques chose ? Les couleurs vives sont, cette année, une tendance marquée.
Ainsi, Cartier propose une Tank Must dotée d’un cadran bleu, bordeaux ou vert. Chez Chanel, le directeur du Studio de création horlo-gerie Arnaud Chastaing a réuni la Première, la J12, la Boy.Friend et la Code Coco dans une collection Electro aux couleurs des boîtes de nuit des années 1990. Après une version rouge vif, Hublot propose la Big Bang Unico Yellow Magic dans un boîtier en céramique jaune éblouissant. Chez Oris, la Divers Sixty-Five Cotton Candy en bronze, dotée d’un cadran pastel rose, vert ou azur, se veut tendance tant dans ses couleurs que dans son format (38 mm).
Dans la collection Next, Swatch lance la nouvelle Big Bold (en biocéramique) en noir et blanc mais aussi en plusieurs couleurs pastel. Développée par Swatch, la biocéramique est composée pour deux tiers de céramique et pour un tiers de plastique biosourcé, à base d’huile de ricin.
Dans sa collection Defy 21 Spectrum squelettée, Zenith propose des lunettes serties de pierres précieuses dont la couleur est assortie à celle de certains composants du célèbre mouvement El Primero et du bracelet – orange, bleu, vert, violet ou noir. La Julémont, montre belge au coeur japonais, continue de décliner les couleurs de son cadran et de son bracelet – notamment en mauve, en blanc et en turquoise. Rolex présente cette année une surprenante Day-Date pavée entièrement de diamants – sur le boîtier, la lunette et le cadran, dont l’orange vif des chiffres romains est assorti à celui du bracelet en croco.
Dans cette pléthore de couleurs, Omega surprend en proposant un cadran bombé d’un blanc éclatant pour sa nouvelle De Ville Trésor Réserve de Marche. Signe de sagesse ou de rébellion ?
Le spectacle du cadran
Si d’aucuns sont attirés par le spectacle du coeur battant d’une montre, d’autres préfèrent celui du cadran figuratif, lisse ou texturé. Très en vogue cette année, cette dernière ornementation personnalise une montre autant que le fait la couleur, voire de manière plus subtile. Ainsi, la Grand Seiko GMT se décline en deux versions dont le cadran structuré est lié à l’une des 24 phases saisonnières (sekki) que distinguent les Japonais durant les quatre saisons de l’année : la T?ji représente les flocons de neige durant la période du solstice d’hiver et la Sh?sho évoque l’eau des lacs, ridée par le vent chaud à la fin de la saison des pluies.
Rolex a transposé le design caractéristique de ses lunettes cannelées sur le cadran de sa Datejust 36, également disponible avec un motif de feuilles de palmier. Sa Cosmograph Daytona présente, elle, cette année un cadran en météorite métallique, unique pour chaque exemplaire.
Surfant sur la vague du néo-vintage, Baume & Mercier réintroduit son modèle Riviera (lancé en 1974 à Saint-Tropez), dont le cadran structuré symbolise la rencontre de la montagne et de l’océan. D’ici peu, la marque présentera aussi un modèle Baume Aurélien Giraud. Ce skate border représentera la France aux prochains Jeux olympiques. Le boîtier est constitué de bois prélevé sur certaines de ses anciennes planches, et le cadran, de grip tape qui recouvre celles-ci.
Nouveaux patrons, noveaux partenariats
Les données en open source de l’eLab-ID de Panerai offertes à la concurrence ne sont qu’un exemple parmi d’autres d’une tendance bien réelle qui semble se dessiner : la volonté de certaines marques de se rapprocher pour collaborer sur le plan de la production, par exemple, et d’unir leurs forces pour trouver des solutions communes en matière de salons horlogers ou de présentations.
Maîtres des matériaux
Les matériaux constituent un élément essentiel dans le renouvellement des modèles horlogers. C’est le cas pour l’Admiral 45 Automatic Openworked Flying Tourbillon Carbon & Gold de Corum, dont le boîtier est constitué de plusieurs couches asymétriques de carbone ultraléger, habillées de parcelles d’or – un procédé qui rend chaque boîtier unique.
Si la nouvelle Submersible eLab-ID de Panerai ne paraît pas spectaculaire de prime abord, son concept l’est. Titane, silicium, Super- LumiNova, saphir, or : avec pas moins de 98,6 % de son poids manufacturé en matériaux recyclés, cette montre présente le plus haut pourcentage de recyclage jamais vu en horlogerie et est un modèle de durabilité. Le Laboratorio di Idee (l’incubateur de recherche et de développement de la marque) qui a développé le concept, invite les autres marques horlogères à se joindre au mouvement et à mettre leurs données à disposition en open source. Mais l’éthique a un prix : cette montre qui affiche l’heure, les minutes et les secondes (avec réserve de marche de 3 jours) coûte 60.000 euros. Produite à 30 exemplaires, elle deviendra rapidement un objet de collection.
Précédemment déjà, des marques telles que Rolex, Patek Philippe, Chopard, Tudor et Chanel, qui se sont longtemps considérées avec méfiance, se sont unies pour migrer du salon de Bâle vers celui de Genève – le Watches & Wonders Geneva. S’il a eu lieu cette année en version digitale, en raison de la pandémie, les jalons d’une participation commune à un prochain salon physique ont déjà été posés.
Sans citer de nom, le très talentueux horloger belge Benoît Mintiens de Ressence a révélé récemment l’existence de pourparlers avec l’une des 38 marques haut de gamme ayant participé au dernier Watches & Wonders numérique, pour l’utilisation de son système e-Crown. Autre exemple de collaboration : depuis un certain temps déjà, Tudor et Breitling utilisent en commun deux mouvements développés en interne par l’un et l’autre. Le label indépendant H. Moser & Cie et son homologue MB&F ont travaillé de concert pour réaliser une montre réunissant leurs univers respectifs. Et lors d’un débat d’experts en ligne ayant trait à l’expérience client, lors du dernier Watches & Wonders, le CEO d’IWC Chris Grainger-Herr a proposé en direct à Béatrice Goasglas (Vice-President Digital & Customer Experience) de TAG Heuer, d’inviter chacun un client à un prochain Grand Prix de Formule 1. Les deux élus pourraient y participer à une driving expérience opposant Lewis Hamilton (IWC) et Max Verstappen (TAG Heuer) qu’ils accompagneraient respectivement.
Ces dernières années, une nouvelle génération de patrons est arrivée à la tête des marques horlogères. Ce qui a permis des dialogues entre marques, inimaginables dans la culture d’entreprise il y a quelques années à peine.
La star de l’année
Après quelques années plutôt pauvres en matière d’inventions techniques, plusieurs marques ont revitalisé le secteur en proposant certaines innovations notoires. Dont la Reverso Hybris Mechanica Calibre 185 à quatre cadrans de Jaeger-LeCoultre déjà évoquée. Equiper une montre d’une multitude de complications a peu de sens si l’affichage n’est ni lisible ni compréhensible, et si le confort au porter n’est pas optimal. Ce n’est pas le cas ici. Pour le commun des mortels, certaines des 11 complications peuvent paraître superflues. Mais les passionnés d’horlogerie savent que la mesure du temps est basée sur le mouvement des astres dans le cosmos. Et qu’une mécanique minuscule portée au poignet puisse matérialiser ce mouvement en le traduisant en unités de temps et d’espace, est pour eux de l’ordre du ravissement. Particulièrement pour les amateurs d’astronomie.
Nouveau lexique
• Weekender / Weekend proof. Termes désignant les montres qui disposent d’une réserve de marche supérieure à 65 heures et peuvent donc être laissées sur la table de nuit du vendredi soir au lundi matin.
• Versatile. Un terme essentiellement lié aux nombreux systèmes de changement rapide de bracelets, qui permettent d’adapter une montre à tout type de tenue, de la plus formelle à la plus sportive.
• Maison. Utilisé parcimonieusement pour le tout haut de gamme par le passé, ce terme est aujourd’hui adopté – même en anglais – par les marques elles-mêmes, avec un petit côté valorisant à l’appui.
• Phygital. Contraction de physical et de digital pour évoquer les solutions d’avenir dans la communication des marques horlogères, basées à la fois sur les contacts physiques et numériques.
• Blockchain. Popularisée dans les milieux financiers puis artistiques, cette technologie de stockage d’informations décentralisées et transparentes inaltérables, a été adoptée en premier lieu par Vacheron Constantin dans le cadre d’un certificat d’authenticité. Le terme a été utilisé à plusieurs reprises lors de l’édition numérique de Watches & Wonders en avril dernier.
Grâce à trois affichages d’informations lunaires (les cycles synodique, draconitique et anomalistique) sur la face intérieure du brancard emblématique de la Reverso, la montre est capable de prédire des événements astronomiques tels que les éclipses de lune ou les super lunes. L’option “quadriptyque” est révolutionnaire en soi mais elle n’aurait sans doute jamais vu le jour si, dès le début, en 1931, à la demande de joueurs de polo en Inde, le boîtier renfermant le mouvement de la Reverso n’avait pas été conçu pour pivoter dans un brancard afin d’avoir son verre protégé durant les matchs. Dans la version grande complication du 90e anniversaire, le boîtier double-face, animé en continu par le calibre 185, est associé au brancard double-face dont les indications sont synchronisées et actualisées tous les jours à minuit pile par le mouvement principal. Une complication en soi.
D’ingénieuses inventions
Rolex, Girard-Perregaux et Zenith n’ont eu de cesse d’affiner la précision de la mesure du temps, en introduisant des architectures et des matériaux nouveaux dans l’outil régulateur de la montre. Cette année, Frederique Constant lance la Slimline Monolithic Manufacture, la première montre mécanique à remontage automatique dont l’organe réglant monobloc en silicium atteint une fréquence de 40 Hz, oscillant donc dix fois plus vite (288.000 alternances par heure) que la plupart des mouvements mécaniques dotés d’un organe réglant à balancier et spiral d’une fréquence de 4 Hz. Une performance doublée d’un atout notable : le prix de cette montre – le modèle en acier coûte 4.495 euros.
En proposant l’Octo Finissimo Calendrier Perpétuel, Bulgari, la marque romaine Swiss Made, bat un nouveau record dans la course à la finesse extrême. Après avoir exploré l’ultra-miniaturisation dans le mouvement automatique, la répétition minutes, le chronographe et le tourbillon, elle l’applique à ce boîtier Calendrier Perpétuel de 5,8 millimètres d’épaisseur. Soit le plus fin du monde et donc le plus élégant du genre à glisser sous une manchette.
Plus axés sur la lisibilité du cadran que sur la finesse du boîtier, deux autres calendriers perpétuels sortent également du lot. Pour ne pas perturber l’architecture décentrée typique du cadran de sa Lange 1, la marque allemande A. Lange & Söhne a intégré l’indicateur des mois de la nouvelle Lange 1 Quantième Perpétuel sous la forme d’un anneau tournant à la périphérie du cadran. Une innovation qui demande plus de force de la part du mouvement – la commutation de l’anneau pour passer de 28 à 31 jours en requiert beaucoup plus que dans un affichage du mois traditionnel. Pour son nouveau Quantième Perpétuel Référence 5236P-001, Patek Philippe a choisi un affichage linéaire. Grâce à un ingénieux système de quatre disques alignés, mus par un calibre automatique retravaillé datant de 2011, et à son grand guichet regroupant sur un même niveau, les indications jour-date-mois à 12 heures, cette montre se distingue par une grande sobriété. Flanquées de part et d’autre de l’indication jour/nuit et du cycle des années bissextiles, les phases de lune et la petite seconde sont affichées à 6 heures.
Quid de la smartwatch?
Les nouvelles technologies s’immiscent de plus en plus souvent dans le secteur horloger traditionnel. Ressence l’a prouvé à l’appui de son e-Crown à chargement photovoltaïque, et du double tapotement sur le verre, grâce auxquels la montre mécanique automatique Type 2N se remet à l’heure, quelle que soit la durée de la période durant laquelle elle n’a pas été portée. Cette année, sans modifier l’apparence du cadran, Cartier a doté une nouvelle Tank Must d’un mouvement photovoltaïque SolarBeat d’une autonomie supérieure à 16 ans. La prouesse technique repose ici sur la perforation invisible des chiffres romains dont l’ouverture permet à l’énergie solaire d’atteindre les cellules photovoltaïques sous le cadran. Ce modèle s’accompagne en outre d’un bracelet en matières non animales. Il est en effet composé pour 40 % environ de matière végétale produite à partir de déchets de pommes cultivées pour l’industrie agroalimentaire en Europe.
Voilà pour les nouveaux développements horlogers actuels. Ce qui, en revanche, n’est pas une tendance, ce sont les montres connectées. Excepté Hublot, Montblanc, Alpina, Frederique Constant, Breitling, Louis Vuitton et TAG Heuer qui ont franchi le pas voici quelques années déjà, les marques horlogères traditionnelles ne s’aventurent pas sur ce terrain-là. Par entêtement ou par conviction ? L’avenir le dira. Entre-temps, selon des observateurs “bien informés”, en 2019, les ventes de l’Apple Watch auraient dépassé de loin celles de toute l’industrie horlogère suisse réunie. Mais il s’agit là d’une autre histoire.
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