Les entreprises de cosmétiques sont-elles transparentes ? « La transparence est devenue un investissement stratégique pour la réputation d’une marque »

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L’industrie de la beauté est une affaire de milliards, influente et hypersensible aux tendances, mais elle demeure étonnamment opaque. Alors même que la transparence est cruciale, pour les jeunes consommateurs surtout, qui accordent une importance croissante à la durabilité et à l’éthique.

Ces dernières années, les consommateurs ont été submergés de labels éco, de déclarations de recyclabilité et d’emballages rechargeables. Mais la profusion de labels, une législation laxiste et un manque d’harmonisation, ont nourri la défiance. Une étude de la plateforme de durabilité britannique Provenance (2022) montre que 79 % des consommateurs beauté se méfient des déclarations de durabilité, alors que 90 % jugent cette même durabilité importante dans leurs décisions d’achat. La plateforme australienne Good On You a confirmé cette défiance dans une analyse de 239 marques internationales (Europe, Amérique du Nord et Asie-Pacifique). Les conclusions étaient édifiantes : moins de 10 % ont obtenu une bonne note, à peine 1 % la note maximale. Les petites marques s’en sortaient mieux, aux exceptions notables de Garnier, Aveda et Lush. Selon Vogue Business, le flou est le principal problème : 75 % des marques n’indiquent pas les concentrations dans leurs listes d’ingrédients, 72 % ne précisent pas quelles substances parfumantes sont utilisées et plus des trois quarts revendiquent le statut « cruelty free » sans certification officielle (un point moins pertinent dans l’UE, où l’expérimentation animale pour les cosmétiques est interdite depuis 2013).

monde du parfum : l’angle mort

Les parfums en particulier restent opaques. Les listes d’ingrédients ne sont pas obligatoires, à l’exception de certains allergènes. Cela sert à protéger des copies, le parfum ne pouvant être breveté. Pour Frances Shoemack, fondatrice de la marque néo-zélandaise Abel, cet argument est daté : « Il existe des appareils qui permettent d’analyser les formules de parfums. Le secret protège surtout les marques qui travaillent avec des ingrédients synthétiques bon marché. » Elle estime qu’un parfum moyen contient au moins 95 % d’ingrédients pétrochimiques. « Beaucoup de reformulations sont officiellement dictées par les règles de l’International Fragrance Association, mais relèvent en réalité presque toujours d’un arbitrage des coûts. Une alternative synthétique coûte souvent une fraction d’une rose ou d’un jasmin naturels, qui se chiffrent en milliers d’euros le kilo. Les marques revendiquent “rose” ou “jasmin”, alors qu’il n’y a qu’une molécule synthétique. La loi devrait être plus stricte. »

‘On est passé des campagnes autour de célébrités à un discours sur qui fabrique et avec quels ingrédients’

Le parfumeur Christophe Laudamiel plaide depuis des années pour plus d’ouverture. À ses frais, il fait analyser des parfums et publie les formules sur Instagram (@fragrance.drama). Il a également rédigé un code d’éthique pour le secteur. « Certaines marques ne mentionnent même pas qui a composé leurs parfums », dit-il. Ce que regrette aussi Frédéric Malle. Après une carrière dans de grands groupes, il a fondé Éditions de parfums Frédéric Malle, où les parfumeurs ont une liberté artistique et voient leur nom figurer sur le flacon — comme un auteur sur la couverture de son livre. Son approche a ouvert la voie à une véritable starification des parfumeurs, que d’autres marques cultivent désormais.

Un consommateur demandeur

La demande de transparence vient directement du public. « Les gens sont de plus en plus conscients de ce qu’ils mangent et de ce qu’ils appliquent sur leur peau, explique Frances Shoemack. Ils ne suivent plus aveuglément les marques. La culture des “dupes” a renforcé cette méfiance : pourquoi payer 100 € pour quelque chose qui en coûte 20 et sent pareil ? » Elle-même ne s’inquiète pas des dupes : « Nos formules coûtent cher, on ne peut pas les copier à bas prix. » Elle y voit un signe positif : « Les consommateurs sont mieux informés. La beauté est passée des campagnes autour de célébrités à un discours sur qui fabrique, quels ingrédients sont utilisés et d’où ils viennent. On a vu cela plus tôt dans le monde du vin, où l’on est passé du cubi de supermarché à la bouteille d’un vigneron passionné. »

Les jeunes générations poussent cette tendance. Une étude récente de Cosmetics Design indique que 81 % de la Gen Z jugent essentielle la transparence sur les ingrédients et que 67 % font fortement attention à la durabilité. Plus de la moitié sont prêts à payer un supplément pour des produits avérés éthiques. Les millennials avaient déjà préparé le terrain avec leur intérêt pour la clean beauty et les ingrédients naturels, mais la Gen Z va plus loin : vérification des allégations sur TikTok, lecture des étiquettes et dénonciation du greenwashing.

Traçabilité : du champ au flacon

Les ingrédients sont souvent les plus difficiles à tracer. Beaucoup de matières premières proviennent de régions au tissu organisationnel déficient, voire avec des ingérences criminelles. Un reportage de la BBC sur le travail des enfants dans la cueillette du jasmin pour des marques de luxe internationales a montré l’an dernier à quel point le contrôle est complexe. Certaines entreprises misent sur la technologie. Clarins a lancé la plateforme blockchain T.R.U.S.T., qui permet aux consommateurs de suivre chaque étape du processus de production. « C’est une innovation qui marque une rupture pour la transparence de notre industrie », explique sa CEO Virginie Courtin. La plateforme Provenance utilise elle aussi la blockchain pour vérifier les déclarations de durabilité et lutter contre le greenwashing.

L’UE, de son côté, durcit ses règles. Outre des exigences d’étiquetage plus strictes, de plus en plus de substances nocives — cancérogènes ou certains nanomatériaux — sont interdites. L’UE impose également une responsabilité accrue aux entreprises pour limiter leur impact environnemental.

Frances Shoemack 

Emballage : trompe-l’œil

L’emballage est aussi source de confusion. Le verre a l’air durable, mais il ne l’est que s’il est recyclé et de nouveau recyclable. Le design compte : le capuchon se démonte-t-il ? Le rechargement est-il aisé ? Le groupe L’Oréal utilise l’outil SPOT (Sustainable Product Optimization Tool), qui mesure l’impact de la formule et du packaging sur l’environnement et la société. Garnier affiche sur son site l’éco-score de chaque produit, vérifié par des experts indépendants. Les promesses ne sont toutefois pas toujours ce qu’elles semblent être.

Ce qui est clair, c’est que la transparence est devenue un investissement stratégique pour la réputation d’une marque

Greenpeace a révélé qu’Unilever avait augmenté sa production de plastique en 2021 : 713 tonnes, dont seulement 0,2 % s’est avéré réutilisable. Le programme de recyclage, présenté comme durable, revenait à vendre du plastique comme combustible à bas coût pour des cimenteries. Le groupe a promis de faire mieux, mais ne semble pas avoir été fortement sanctionné dans ses ventes par les consommateurs. Ces derniers jouent eux aussi un rôle essentiel, en choisissant activement des marques durables et des formules respectueuses de l’environnement, en triant correctement les emballages vides et en achetant des recharges. Mais tout le monde n’a pas les connaissances, la discipline ou l’engagement pour le faire de manière constante.

Certificats : repères ou marketing ?

Des labels externes peuvent orienter, mais là aussi règne la confusion. « Quand j’ai commencé il y a treize ans, je n’ai trouvé aucun label assez strict, raconte Frances Shoemack. En plus, les certifications coûtent cher et certaines sont détournées pour du greenwashing. Il existe toutefois de bonnes initiatives, comme Cosmos, avec qui nous discutons — surtout à la demande des retailers, pour qui c’est un repère. » B Corp, qui évalue l’ensemble de la conduite d’une entreprise en matière de durabilité, gagne du terrain. Pour Irene Forte (Forte Skincare), ce label est un must : « Au Royaume-Uni, les journalistes n’acceptent de parler de durabilité que si vous êtes certifié B Corp. » Clarins a également obtenu le certificat, après un parcours de trois ans auditant politique RH, emballages, formules et gestion des ingrédients. « Nous avons retravaillé nos packagings, renforcé l’offre rechargeable et basculé de l’agriculture biologique vers l’agriculture régénératrice pour les ingrédients que nous cultivons nous-mêmes », explique le sustainability officer Guillaume Lescourges. Clarins a acquis deux domaines en France où elle produit un tiers de ses matières premières, obtenant, première marque de cosmétiques à le faire, le certificat Regenerative Organic Culture.

Quel que soit le label, pour Frances Shoemack une seule méthode permet de séparer le bon grain de l’ivraie : « Posez des questions aux marques. Si une marque ne peut pas ou ne veut pas répondre, c’est qu’elle a quelque chose à cacher. »

Christophe Laudamiel

Prix : le dernier tabou

L’aspect sans doute le moins transparent de l’industrie de la beauté, c’est le prix. Les marques de luxe dévoilent rarement leur schéma de coûts. Certains acteurs plus petits le font : l’Américain Dieux et les Britanniques Beauty Pie et Haeckels publient la part du prix de vente qui va aux ingrédients, au packaging et au marketing. Frances Shoemack : « Nous avons récemment reformulé nos parfums et revu les packagings, ce qui alloue davantage de budget aux ingrédients et à des concentrations plus élevées. Au final, nous avons choisi de ne pas tout chiffrer publiquement. Cela rendrait le propos trop fonctionnel, alors que le parfum est, par excellence, un produit émotionnel. Si les gens voyaient que 50 à 75 % vont au retailer, cela minerait le sentiment de luxe. »

Reste à savoir si la transparence deviendra la norme ou restera une niche. Ce qui est clair, c’est qu’elle est devenue un investissement stratégique pour la réputation d’une marque. Pour la Gen Z, c’est même un dealbreaker. Frances Shoemack conclut avec optimisme : « Nos clients et nos points de vente apprécient notre ouverture. Ils y voient un signe d’intégrité. J’espère que cela tirera l’industrie vers le haut. »

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