Plus, plus, plus

© Perusseau - Da Silva / Bestimage

Aujourd’hui, les frontières s’estompent entre luxe et grande distribution, entre vêtements masculins et féminins, entre avant-garde et sportswear, entre vie réelle et cyberespace, entre Barbie et Balmain. Avec pour résultat un multivers de la mode, kaléidoscopique, parfois chaotique. Et vorace, conquérant tout sur son passage – cinéma, musées et horeca.

Fin février, peu avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, tombait une nouvelle inattendue dans le monde de la mode: Kanye West – qui, depuis un certain temps déjà, se fait appeler Ye – et Demna Gvasalia – qui, depuis quelques mois, évolue sous le seul nom de Demna – avaient dévoilé leur ligne de vêtements commune, Yeezy Gap engineered by Balenciaga. Avec notamment au menu, une doudoune sans fermeture et un hoodie.

Yeezy est le label que le rappeur Ye utilise pour ses activités de mode. Gap est l’une des plus importantes chaînes de magasins américaines, et Balenciaga est, bien entendu, la légendaire maison de mode française.

Un rappeur mondialement célèbre, un styliste respecté, une maison de luxe française réputée et une chaîne de magasins américaine – qui tente de se réinventer – s’épaulant pour faire enfiler au monde entier un uniforme censé être démocratique: Yeezy Gap engineered by Balenciaga est un résumé de la mode 2022. Excitante, mais aussi verbeuse, imbue d’elle-même. Et parfois inutilement complexe.

LUXE MULTIFACES

Balenciaga est un bon exemple de maison de mode traditionnelle explorant de nouvelles voies. Durant le premier confinement, tandis que la plupart des labels mettaient des clips en ligne ou organisaient des concerts live sur Instagram, son directeur artistique Demna donnait à voir sa collection dans un jeu vidéo, Afterworld: The Age Of Tomorrow. Avant de se tourner vers le passé, en proposant la première collection haute couture de Balenciaga depuis 1968. Et tout en menant une collaboration très remarquée avec Gucci – soit une sorte de piratage croisé aboutissant à un panachage spectaculaire mais aussi très drôle. Dans un passé pas si éloigné, seuls des contrefacteurs en auraient eu l’audace. Versace et Fendi ont proposé, peu de temps après, leur propre version de la super-collaboration. Balenucci, d’abord, Fendace, ensuite… Mais Demna était déjà prêt pour d’autres fantaisies, dont un épisode – en réponse à une commande – des Simpson, dans lequel Bart et Cie assistent à un défilé de Balenciaga à Paris. Plus fou encore: début mars, il a réuni la presse, des acheteurs et une Kim Kardashian enveloppée de ruban jaune, dans un hangar de l’aéroport privé du Bourget, où il a fait avancer – péniblement – ses mannequins à travers une tempête de neige artificielle, comme s’ils étaient des réfugiés ukrainiens. A l’évidence, le luxe possède aujourd’hui plusieurs visages. Et l’expression “cirque de la mode” n’a jamais été aussi pertinente.

Le flagshipstore? Un temple où la marque est vénérée

MA NUIT CHEZ DIOR

Balenciaga n’est pas la seule marque à explorer les frontières traditionnelles et à les franchir parfois. Ainsi, le flagship store parisien de Dior, rénové il y a peu par l’architecte d’intérieur Peter Marino, n’a plus rien de l’habituelle boutique de vêtements: il s’agit d’un gigantesque grand magasin où chaque produit – sac, robe haute couture, rouge à lèvres, article de table – porte le logo de Dior. Et qui inclut un restaurant & pâtisserie du grand chef français Jean Imbert, trois jardins signés par l’architecte paysagiste belge Peter Wirtz, et la Galerie Dior, un musée exposant tant les créations de Maria Grazia Chiuri, John Galliano et Christian Dior que des chefs-d’oeuvre de Rubens ou Vermeer.

La Fondation Cartier devenue un paradis de l'art contemporain à Paris et ayant exposé Damien Hirst y a peu.
La Fondation Cartier devenue un paradis de l’art contemporain à Paris et ayant exposé Damien Hirst y a peu.

Le complexe abrite également une suite hôtelière. Les hôtes reçoivent la clé de légende donnant accès à l’entièreté du bâtiment. Le service est donné en sous-traitance à la chaîne hôtelière Cheval Blanc du groupe LVMH qui a ouvert, l’an dernier, un hôtel – avec un spa Dior – dans un espace faisant partie du légendaire grand magasin La Samaritaine. Le flagship store de Dior a été conçu comme une sorte de parc d’attractions. Cela s’inscrit dans la logique des choses. Les boutiques de vêtements les plus élémentaires perdent peu à peu leur droit d’exister. Avec la disparition des baby-boomers et le vieillissement de la génération X – la dernière à avoir été élevée sans Internet -, il n’y aura bientôt plus besoin de vraies boutiques. Celles en ligne suffiront. Une évolution déjà très perceptible dans des villes telles que New York et Londres – où, dans Oxford Street, des supermarchés vides s’alignent l’un à la suite de l’autre.

LES NOUVEAUX TEMPLES

Mais il existe toujours un besoin d’espaces où les marques peuvent évoquer leur histoire et renforcer ainsi leur image. Le flagship store comme lieu de vénération de la marque. Les labels – et leurs fabuleuses marges bénéficiaires – peuvent aisément se permettre de tels temples. Apple, où plusieurs cadres issus du secteur de la mode ont officié à un certain moment, a été un pionnier en la matière.

Et donc, Gucci compte, sur la Piazza della Signora à Florence, en face du Palazzo Vecchio, un musée, un restaurant géré par le chef étoilé Massimo Bottura, et une boutique de souvenirs proposant des articles que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

A Milan, la Fondation Prada est un centre d’art contemporain réputé mais aussi l’une des principales attractions touristiques de la ville. La marque fait aussi office de promoteur immobilier, étant étroitement impliquée dans le nouveau quartier urbain mixte appelé à s’élever au-dessus de la voie ferrée, en face du complexe de Rem Koolhaas. Et Prada est propriétaire de Marchese 1824, une chaîne de de pâtisseries de luxe (LVMH a racheté la chaîne concurrente Cova et a ouvert il y a peu une succursale à La Samaritaine). Tandis que Bottega Veneta a financé le mois dernier le retour du magazine culte Butt.

A Paris, Comme des Garçons est en quête de nouveaux concepts à l’appui du 3537, un palais urbain gigantesque et vide, utilisé pour des événements éphémères – expositions, performances, installations, boutiques pop-up…, et Ralph Lauren sert, selon ses propres dires, les meilleurs hamburgers de la capitale dans son restaurant Ralph’s. La mode y a pratiquement la mainmise sur le monde de l’art avec des institutions telles que la Fondation Cartier, la Fondation Louis Vuitton, la Bourse de la Commerce et la Fondation Lafayette Anticipations, logées dans des bâtiments signés respectivement Jean Nouvel, Frank Gehry, Tadao Ando et Rem Koolhaas, et toutes sponsorisées par le secteur du luxe.

Yeezy Gap Engineered by Balenciaga ou comment la terminologie prend le pas sur l'habillement (peu visible dans lesvisuels de la campagne).
Yeezy Gap Engineered by Balenciaga ou comment la terminologie prend le pas sur l’habillement (peu visible dans lesvisuels de la campagne).

Les musées publics parisiens sont, eux aussi, régulièrement subsidiés par la mode. L’exposition “Yves Saint Laurent aux musées” actuellement en cours est répartie dans six musées, dont le Louvre et le Centre Pompidou. Jusqu’à présent, aucun “vrai” artiste n’avait eu cet honneur.

Louis Vuitton a des accords avec le Louvre et le Musée d’Orsay. Et depuis plusieurs saisons, Dior présente ses défilés de haute couture dans le jardin du Musée Rodin.

À L’IMAGE DU FOOTBALL

Le fait que la mode occupe de plus en plus le terrain a parfois de quoi irriter. D’autant qu’elle n’est pas vraiment durable. A l’heure où beaucoup, secteur de la mode compris, plaident pour du moins, dans la pratique, il n’est question que de plus.

Ce qui est somme toute logique. Si les Fashion Weeks étaient autrefois des événements purement professionnels (destinés aux acheteurs, à la presse et, dans le cas de la haute couture, à des clients privés fortunés) dont les consommateurs pouvaient tout au plus voir quelques photos dans le journal ou un reportage sommaire au JT, aujourd’hui, les défilés sont devenus un élément de la culture populaire – au même titre que les matchs de football. Chacun les regarde, en live ou en différé, sur Instagram et sur TikTok, via les comptes officiels des marques, ou ceux des influenceurs assis au premier rang. Les créateurs de mode s’apparentent à des footballeurs, faisant l’objet de transferts. Il existe une Champion’s League de marques de luxe et une troisième division de créateurs indépendants, souvent jeunes. Karl Lagerfeld, qui a été le premier styliste à créer une collection capsule pour H&M en 2004, est aussi le premier dont la renommée s’est étendue bien au-delà de la mode. Ses successeurs sont Olivier Rousteing de Balmain et, à une plus petite échelle, Jacquemus. Le premier compte près de 8 millions de suiveurs sur Instagram. La mode serait-elle devenue plus populaire que le football? Peut-être bien. Mais elle est un phénomène global, au contraire du football – et lors de quel match peut-on voir Rihanna ou Kim Kardashian assise au premier rang?

Le flagship store Dior où l'expérience et les récits transcendent la vente.   © Kristen Pelou
Le flagship store Dior où l’expérience et les récits transcendent la vente. © Kristen Pelou

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