Lise Conix (Chaussures Torfs): « J’ai plus d’affinités avec les gens qu’avec les chaussures »

/ /

Lise Conix avait 35 ans lorsqu’elle a repris le flambeau de son oncle Wouter Torfs à la tête de Chaussures Torfs, l’un des meilleurs employeurs de notre pays et d’Europe. « Diriger une entreprise est un peu comme être dans une relation »

En Flandre, Torfs est une telle institution que tout le monde sait à quoi s’attendre : des chaussures décentes, beaucoup de choix et toujours quelqu’un pour répondre aux questions. Avant l’arrivée d’Internet, Torfs était souvent le magasin de chaussures le plus proche où les parents pouvaient chausser toute la famille, adolescents impossibles compris. Mais même après l’essor du commerce en ligne et des grands acteurs internationaux, le détaillant de chaussures n’a pas perdu pied.

Depuis 1989, la marque est dirigée par Wouter Torfs, petit-fils de Louis Torfs de Lier, qui a commencé à vendre des chaussures sur le marché de Malines après la Seconde Guerre mondiale. Sous le règne de la troisième génération, la chaîne de magasins florissante a été nommée à plusieurs reprises « meilleur employeur » et son chiffre d’affaires a atteint 144 millions d’euros. Pour le monde extérieur, Wouter et Torfs sont indissociables.

C’est donc à la surprise générale qu’il a annoncé, en octobre 2022, qu’il allait démissionner et confier la direction à sa nièce trois mois plus tard. Rectification : à la surprise générale pour le monde extérieur, mais pas pour Lise Conix. « Wouter m’a accordée une telle confiance que j’ai réellement pu évoluer sous son aile. Et j’ai toujours beaucoup apprécié cela. »

Au moment où nous parlons, Lise Conix revient tout juste de Copenhague où elle a combiné la fashion week avec un grand salon de la chaussure. « C’était très inspirant, j’ai vu des choses magnifiques. » Lise Conix aurait parfaitement pu figurer sur les photos streetstyle. Elle porte une robe-chemise blanche, une veste rouge sans manches et des bottes de cow-boy argentées. « De Torfs, bien sûr. Je n’ai jamais acheté de chaussures ailleurs. Que ce soit pour moi ou pour mon compagnon et mes enfants, évidemment. »

Lise Conix

Comme l’interview était planifiée juste avant une réunion, elle a proposé que nous nous retrouvions chez elle. Elle habite depuis quelque temps dans un bâtiment centenaire à la décoration moderne, situé dans le ‘t Groen Kwartier d’Anvers. Au milieu de la pièce, deux anneaux de gymnastique pendent du plafond. « Comme ça, les enfants pourront s’amuser en hiver, c’est génial, non ? » Une distraction pour ses filles de quatre et six ans, mais aussi pour la maman de 37 ans : « J’ai fait de la gymnastique dans le passé. » Pendant ce temps, elle pose des tasses de café sur la table. « Vous ne voulez vraiment pas de mousse de lait ? Moi aussi, je le bois comme ça. Allez-y ! Aucun problème. »

Une seule Lise

On le remarque dans toutes ses interviews : Lise Conix fait preuve d’une grande ouverture d’esprit. En tant que PDG, elle aborde également les difficultés, la gratitude et les émotions. « Je ne sais que travailler de manière transparente, authentique et vulnérable. Mais montrer une seule partie de moi-même, ce serait difficile. Cette Lise (en montrant son ordinateur portable ouvert et ses notes) et cette Lise (en montrant le salon où se trouvent les jouets des enfants, la cage du chien et les instruments de musique de son compagnon) sont les mêmes. »

Peu de choses ont donc changé pour elle, si ce n’est qu’elle est devenue, à l’âge de 35 ans, PDG du plus grand détaillant de chaussures de Belgique, avec plus de 70 magasins et un chiffre d’affaires en ligne équivalent à celui de 17 magasins. « Cela faisait tout de même dix ans que je travaillais dans l’entreprise », dit-elle en semblant vouloir relativiser cette extraordinaire ascension. « En y réfléchissant, j’ai quand même dû m’adapter. Au cours de l’année et demie écoulée, j’ai traversé les mêmes phases que lors d’une nouvelle relation. D’abord, l’amour fou : tout est nouveau, on déborde d’énergie et tout semble possible. C’est ce que j’ai ressenti durant mes premières semaines au poste de PDG : j’étais très reconnaissante, je me sentais privilégiée. Je trouvais absolument tout gé-ni-al. Ensuite, on commence à remarquer les petits détails, les petits défauts. »

Lise Conix

« En tant que PDG, on peut avoir beaucoup d’impact. Cela implique beaucoup de responsabilités, mais aussi beaucoup de pression. Une entreprise familiale est une structure agréable et chaleureuse, mais qui s’accompagne aussi d’une certaine complexité : on prend parfois des décisions qui ne plaisent pas à tout le monde. On entre alors dans la troisième phase, dans laquelle on prend ses distances avec calme et stabilité, on arrondit les angles et on prend le temps de grandir, y compris en tant que personne. Réaliser qu’une entreprise, comme une relation, passe par différentes phases me rappelle qu’il faut profiter de chaque instant. Ce sont toutes des étapes qui mènent à plus de stabilité, d’ancrage et de sérénité. »

Leadership intuitif

Lise plaide résolument en faveur d’un leadership intuitif et humain. « Certains disent que l’intuition est contraire à la raison, qu’elle n’est qu’émotions et sentiments, mais c’est faux. Dans un contexte d’entreprise, l’intuition est également ancrée dans les connaissances que l’entreprise a pu accumuler au fil des années. »
« Nous démontrons que l’on peut réaliser des chiffres très solides, nous sommes rentables depuis 75 ans, tout en investissant dans la durabilité et l’effectif humain et en préservant les interactions, sans aller à l’encontre de la réalité économique. Pour moi, c’est la plus grande réussite de notre entreprise familiale, et je compte bien continuer sur cette voie. Nous nous sommes développés en investissant dans les personnes plutôt qu’en les exploitant. »

Mais il n’y a pas de recette miracle, même pour une entreprise qui a déjà été nommée 10 fois meilleur employeur de Belgique, et même d’Europe en 2019. Lise Conix : « Plusieurs facteurs entrent en jeu. Nous investissons beaucoup dans le leadership, non seulement pour l’équipe de direction et les gérants, mais aussi à tous les niveaux. On peut promouvoir le leadership en donnant des responsabilités et de la motivation. Les cours accessibles à tous nos collaborateurs vont au-delà de ‘comment devenir un meilleur vendeur’. En recherchant les points forts des individus, les cours investissent dans le développement personnel. Cela rend les gens plus heureux, y compris au travail. »

Le plus grand défi, selon Lise, est de « trouver un équilibre entre ce qui semble a priori contradictoire. C’est vrai dans la vie comme au travail. Par exemple : entre la stabilité et le changement. En tant qu’entreprise familiale, il faut savoir évoluer, faire preuve d’innovation et de résilience : nous sommes toujours à la recherche de nouveaux concepts et remodelons nos magasins tous les sept ans. Mais nous cherchons aussi la stabilité : nous voulons rester fidèles à notre culture et à nos valeurs uniques. La différence, c’est qu’on a souvent plus de temps pour équilibrer les contradictions dans la vie que dans une entreprise (rires). »

Côté optimiste

Cependant, le contexte ne devient pas plus facile. La société belge Bristol, un autre magasin de chaussures multimarque, a fait faillite cette année. Lise ne mâche pas ses mots : le secteur est sous pression. « Le plus grand défi est de se développer sur un marché très exigeant, en concurrence avec des acteurs internationaux qui consacrent des budgets faramineux aux investissements dans le marketing et le numérique. Mais je reste optimiste : je crois qu’il y a encore parmi les grands acteurs de la place pour des héros locaux forts qui se distinguent par leur service. Aujourd’hui, nous investissons surtout dans le développement d’une boutique en ligne performante, conçue tant pour une utilisation mobile que pour offrir une meilleure expérience aux clients dans les magasins. »

Lise Conix

En plus d’investir dans son personnel, le géant de la chaussure est également connu pour son engagement social : le groupe reverse 1,5 % de son chiffre d’affaires annuel à des associations caritatives.
Lise Conix : « Je ne crois pas en l’expression ‘une goutte d’eau dans l’océan’ : chaque action peut avoir un impact, aussi infime soit-il. Et cela vaut pour tout le monde, pas seulement pour les figures politiques ou les chefs d’entreprise. De plus, en voulant faire de mes enfants de bonnes personnes, je crois que je peux avoir un impact. Un enseignant a un impact sur ses élèves. J’essaie aujourd’hui d’avoir un impact en dirigeant une belle entreprise familiale belge, qui donne quelque chose en retour à la société, qui illustre comment la rentabilité et la durabilité peuvent aller de pair. C’est à vous de décider quel impact vous voulez avoir. »

« J’ai la chance, je tiens ça de mes parents, de voir la vie du bon côté. C’est ce que j’essaie de transmettre à mes enfants : aborder les choses de façon légère et positive est une force et permet de mieux apprécier ce que l’on reçoit. Et puis il y a la signification plus profonde du bonheur : se sentir en paix avec ses choix. Pour moi, il s’agit d’être une bonne mère, une femme et une partenaire solide, d’apprécier mes employés et d’être vraiment satisfaite. »

Confiance infinie

L’envie d’apprendre et d’écouter est primordiale dans la vision de Lise Conix, dans la vie comme au travail ; si tant est que l’on peut faire la distinction entre les deux. « Mes parents m’ont aussi transmis cela », dit-elle. « Ils m’ont toujours dit que je devais voir dans les gens un miroir. Ma plus grande crainte était donc d’avoir moins de feedback en montant dans la hiérarchie, ce qui aurait été le plus grand écueil. » Aujourd’hui, elle demande souvent un feedback à sa famille et ses collègues. « Peut-être que je commettrai encore certaines erreurs, mais j’en aurai alors pleinement conscience. En montrant l’exemple, je pense que vous créez une culture plus ouverte, où les gens osent dire les choses. Mais cela ne se construit pas en un, deux ou trois ans. Il s’agit d’un travail de longue haleine, dont nombre de prédécesseurs ont posé les jalons. »

« Chaque action peut avoir un impact, aussi infime soit-il »

Son oncle, notamment. « La principale chose que j’ai apprise de son style de leadership est une confiance infinie. Plutôt que de se dire que la confiance ‘se mérite’, croire en une véritable confiance et donner un maximum d’opportunités. En tant que leader, votre rôle est de soutenir et d’accompagner les autres. C’est un principe de leadership que j’affectionne, même s’il ne faut pas perdre de vue qu’encourager l’authenticité, la vulnérabilité et la connexion met la barre très haut pour les autres. Mais je préfère travailler de cette manière plutôt qu’avec une structure hiérarchique rigide. »

Elle soulève toutefois un point qui lui tient à cœur. « Je pense qu’il est important de souligner que je suis entourée d’une équipe de direction solide comme le roc, qui est comme ma deuxième famille. Je regrette qu’elle soit quelque peu éclipsée par la fonction de PDG car, en réalité, nous sommes complémentaires et prenons de nombreuses décisions dans un climat de confiance et de concertation. » Comme nous l’avons dit, un leadership humain, donc.

Pour quelqu’un qui s’est fait connaître dans un empire de la chaussure, Lise Conix parle étonnamment peu du produit. Elle n’évoque ni brogue, basket ou escarpin durant la discussion. Quand on lui pose la question, elle parle très brièvement de ses bottes cowboy argentées ; de la saison dernière d’ailleurs, malheureusement pour les personnes intéressées.

« En toute honnêteté, je n’ai finalement pas tellement d’affinités avec les chaussures », admet-elle. « Mais plutôt avec les gens. Ayant moi-même travaillé en magasin, je sais quelles émotions les chaussures peuvent susciter : comment elles peuvent rendre les gens heureux et leur donner le sentiment que le monde est à leurs pieds. C’est peut-être là que réside le parallèle avec Wouter : plus que la chaussure, j’aime tout ce qui l’entoure. »

Par Natalie Helsen IMAGES Charite Smet

Lise Conix

. Née en 1987 au Zimbabwe, où ses parents travaillent alors pour Médecins Sans Frontières
. A grandi à Zoersel, en Campine
. Étudie les sciences politiques (KULeuven) et le management général à la Vlerick Business School
. Rejoint l’entreprise familiale en 2012. Après 5 ans dans les magasins Torfs, devient responsable du développement durable
. Succède le 1er janvier ’22 à son oncle Wouter Torfs en tant que CEO de Schoenen Torfs
. A deux filles et est belle-mère des trois ados de son partenaire, Dieter Struye
. Prend soin d’elle-même en faisant beaucoup de sport : Conix est une marathonienne passionnée

En savoir plus

Carl Cash: « Grâce aux marques avec lesquelles je travaille, j’ai commencé à m’intéresser à l’aspect éthique de la mode »
Morten Grubak (Zalando) et Paloma Rose: « Morten veut que tout soit harmonieux. Moi, je veux de l’explosif, presque de la difformité »
Maestro du maquillage, Peter Philips: « Le ‘commercial’ est souvent diabolisé. Mais j’aime créer des produits qui attirent »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content