Femme de tête Iris Van der Veken: « Je regrette que le mot ‘durabilité’ existe »

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Lorsque les concurrents Cartier et Kering ont décidé d’unir leurs forces pour lancer un projet de développement durable, la personne à qui confier cette initiative était toute trouvée : la redoutable belge Iris Van der Veken (53 ans), une femme de tête spécialiste aussi bien de la joaillerie que les Nations unies.

Dans le monde de la joaillerie, on ne ­présente plus Iris Van der Veken. Elle a mené une carrière internationale dans la chaîne des diamants et des bijoux à divers postes de direction. Mais le fil conducteur de son travail est toujours resté le même : sa passion pour la durabilité et les droits de l’Homme. « Ce travail réunit tout ce que j’ai ­appris au fil des années. J’ai travaillé dans le secteur public, j’ai travaillé avec les Nations unies et les gouvernements, j’ai été dans la production et, maintenant, je peux vraiment intervenir dans le maillon final », ajoute Van der Veken.

« La Watch and Jewellery Initiative 2030 est une plateforme permettant aux entreprises de travailler autour de trois piliers clés : le climat, la biodiversité et la nature et l’inclusion, en mettant l’accent sur les droits de l’Homme. Il est très rare que deux concurrents s’unissent pour lancer une telle initiative. Nous existons depuis à peine deux ans, mais nous travaillons avec de grandes marques comme Chanel, ­Cartier, Pommelato, Jaeger-Le Coultre et Piaget, ainsi qu’avec de petits acteurs comme la marque belge Wouters & Hendrix. »

Iris Van der Veken

« Pour le climat et la nature, nous exigeons des objectifs basés sur la science. C’est plus facile pour les grandes entreprises, tandis que les ­petites organisations ont souvent besoin d’une formation et d’un accompagnement pour ­atteindre ces objectifs. D’un autre côté, il est souvent plus facile pour les jeunes entreprises de penser de manière circulaire. Elles partent déjà du bon pied, alors que d’autres entreprises doivent souvent repenser complètement leurs processus. Nous voulons ouvrir la voie, mais l’objectif est aussi de transmettre tout ce que nous faisons à l’ensemble de l’industrie et à d’autres secteurs. Nous ne voulons pas être un club fermé. Transmettre ses connaissances, c’est aussi être durable. La priorité de l’industrie joaillière aujourd’hui, du point de vue du diamant et de la Russie, est la traçabilité. Les pays du G7 ont certes banni les diamants russes, mais c’est aussi une demande croissante des consommateurs. La jeune génération veut comprendre l’impact positif de son achat. »

Revirement professionnel ­inattendu

Iris s’est vu offrir le poste de directrice exécutive de la Watch & Jewellery Initiative 2030 après avoir brusquement démissionné de son poste de dirigeante du Responsible Jewellery Council en mars 2022 pour des raisons éthiques. Elle estimait que l’organisation avait maintenu la société russe d’extraction de diamants Alrosa trop longtemps malgré la guerre en Ukraine. « Je suis une personne cohérente et très attachée à mes principes. La décision a été difficile à prendre, mais je ne l’ai jamais remise en doute. Du jour au lendemain, je me suis réveillée avec un agenda vide, sans e-mails, sans emploi du temps. »

« Selon un rapport 
récent, il faudra 
300 ans pour atteindre l’égalité des genres »

« La vie s’est en quelque sorte arrêtée, mais il s’est passé quelque chose de merveilleux : après toutes ces années de travail, j’avais soudainement du temps. J’avais plus de temps pour mes parents, pour mon fils Alexandre, pour passer une journée au zoo avec mon ­filleul et pour faire de longues promenades au bord de la mer. Cela m’a fait plaisir. Mais j’ai aussi traversé de grosses périodes d’incertitude, et c’est dans ces moments-là que l’on reconnaît ses amis. Certains collègues du secteur trouvaient que j’avais pris une ­position trop politique. En y repensant ­aujourd’hui, je ne regrette absolument pas mon choix. Mon fils Alexandre, qui avait 21 ans à l’époque, était très fier de ma décision. Cela m’a touchée. Certaines personnes restent coûte que coûte à leur poste pour des raisons de statut. Mais à quoi bon avoir un statut quand il est vide de sens ?

Une seule et même stratégie

« Je regrette que le mot “durabilité” existe. En fin de compte, cela devrait être une évidence. Lorsque j’entends des PDG expliquer lors de présentations qu’ils ont mis en place une ­stratégie de durabilité et une stratégie commerciale, j’en ai froid dans le dos. Il devrait s’agir d’un seul et même plan. Pour moi, le ­respect des droits de l’Homme est la base de tout ce qui est lié au climat, à la biodiversité et à la nature. »

« Les questions climatiques, par exemple, ont plus d’impact sur les femmes que sur les hommes. D’ici à 2050, le changement climatique plongera 158 millions de femmes de plus dans la pauvreté et 236 millions de plus dans l’insécurité alimentaire. Selon un rapport récent, il faudra 300 ans pour parvenir à une égalité totale entre les hommes et les femmes. Dans ces moments-là, je me dis : wake up. Nous, les femmes, représentons la moitié de la population mondiale, la moitié du potentiel, et pourtant nous ne parvenons pas à faire ­respecter ce droit humain fondamental. Dans de nombreux pays, l’égalité des droits n’est pas un fondement. Et dans les pays qui l’ont instituée, elle commence à s’éroder. »

Iris Van der Veken

Droits des femmes

« Je travaille tous les jours sur les droits des femmes. Dans la sphère privée, je m’efforce d’être un mentor. Tout au long de ma carrière, j’ai rencontré des hommes et des femmes à qui j’ai pu poser des questions difficiles. C’est pourquoi je consacre volontiers une partie de mon temps libre à aider les jeunes femmes dans leur parcours professionnel. À grande échelle, nous avons un projet avec ONU Femmes. Nous travaillons à deux grands ­niveaux. D’une part, nous demandons à toutes les entreprises de signer et de mettre en œuvre les Principes d’autonomisation des femmes à tous les niveaux de l’organisation et du ­processus de production. D’autre part, nous sommes les premiers au monde à avoir mis en place un projet pilote avec ONU Femmes sur l’achat sensible au genre. En d’autres termes, vous vous engagez, en tant qu’entreprise, à acheter un certain pourcentage de produits à des entrepreneuses ou à une entreprise ayant adopté une stratégie claire en matière d’égalité des genres. Neuf entreprises sont disposées à participer au projet pilote, dont Gucci, ­Monica Vinader, Swarovski et Cartier. »

Purpose & Profit

« J’ai hérité de mes parents ma passion pour des thématiques telles que les droits de l’Homme. Dans les années 80, nous avons ­déménagé à Washington D.C. pour le travail de mon père, qui allait intégrer le Fonds ­monétaire international. J’ai appris à penser de manière flexible, à défendre mes idées et à m’intégrer en tant que citoyenne du monde. Ce que vous voyez et vivez en tant qu’enfant est déterminant. Ensuite, en commençant à travailler à l’international, j’ai découvert le monde.

« La nouvelle génération de talents ne voudra plus s’engager auprès d’entreprises qui agissent mal »

« Il y a 23 ans, jeune femme, je me suis retrouvée dans une usine en Inde qui employait 2 000 personnes, dont la moitié étaient des femmes. Toutes des femmes qui avaient ­également une famille à la maison. Cela m’a énormément marquée. J’ai commencé à réaliser que les entreprises peuvent faire beaucoup de bien en offrant des salaires décents et un ­accès aux soins de santé, en créant un environnement de travail sûr, en contribuant à la construction d’infrastructures pour l’enseignement autour de leurs usines. C’est une façon d’améliorer la vie des gens, mais aussi de ­soutenir votre entreprise. »

« Attention, je ne suis pas philanthrope. Je peux prendre des décisions difficiles, si ce sont les bonnes. Il ne faut pas s’engager si ce n’est pas économiquement rentable. Il faut trouver le chemin entre la finalité et le profit et je constate que de plus en plus d’entreprises le font. Elles n’ont pas le choix. »

Nouvelle génération

« Les milléniaux, la génération Z et la génération alpha sont ceux qui vivent de près les ­catastrophes climatiques. Les talents ne voudront plus s’engager auprès d’entreprises qui agissent mal, et ces talents sont la base de votre organisation. Les jeunes veulent travailler pour des chefs d’entreprise qui défendent leurs ­valeurs, qui acceptent la diversité et qui veulent faire ce qui est juste pour la société. Je suis les règlementations depuis des années. Elles n’ont jamais été aussi solides qu’aujourd’hui. Ce qui se passe aujourd’hui autour des données, des rapports, de la transparence, des droits de l’Homme, de la nature et du climat me donne beaucoup d’espoir pour l’avenir. Si les PDG des grandes entreprises soutiennent ces mesures, cela aura un effet domino sur les petites entreprises, qui sont souvent leurs fournisseurs. Tout le monde doit participer. »

Iris Van der Veken

« Aujourd’hui, à 53 ans, je considère le fait d’avoir toujours combiné la maternité avec un poste de direction comme un cadeau. Mais ­cela n’a pas été un long fleuve tranquille. La culpabilité est typiquement un sentiment ­féminin, nous voulons tout bien faire. Bien sûr, ce n’est pas rose tous les jours, mais j’aime ­travailler. C’est ce que j’ai toujours dit à mon fils Alexandre. Il ne faut pas considérer sa ­carrière comme une punition pour son enfant. J’ai également pu lui faire découvrir une grande partie du monde. »

Par Kristin Stoffels, images: Alexander D’Hiet

Iris Van der Veken (53)

1. Aujourd’hui, Iris est directrice exécutive et secrétaire générale de la Watch & Jewellery Initiative 2030, une initiative de Cartier et Kering visant à mettre en œuvre les 17 objectifs de développement durable des Nations unies dans le secteur de la joaillerie d’ici à 2030.

2. Elle a fondé et 
présidé le réseau belge du Pacte mondial des 
Nations unies, en collaboration avec le ministère des 
Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Développement.

3. Elle a présidé l’organe consultatif du Bureau flamand du Commissariat aux Droits de l’Enfant pendant trois ans.

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