Bicester Village et le Maasmechelen Village, bien connu chez nous, célébreront l’an prochain de beaux anniversaires. Après 25 ans, la Chair & Global Chief Merchant garde le même enthousiasme. « Ce métier va bien au-delà des vêtements. »
Pour le commun des mortels, l’agenda de Desirée Bollier ressemble à une prise d’otage de la vie privée. Chaque semaine, elle s’envole de Londres, Paris ou New York pour faire le tour du monde, échanger avec ses différentes équipes et préciser la stratégie à long terme de The Bicester Collection. Depuis 2001, Desirée Bollier officie comme CEO de Value Retail, qui a ouvert ces dernières années toujours plus de « villages de marques », en Europe, aux États-Unis et en Chine. L’histoire commence en 1995 avec Bicester Village, près d’Oxford au Royaume-Uni. Ont suivi des Villages à Dublin, Paris, Francfort, Munich, Milan, Barcelone, Madrid et plus récemment Suzhou, Shanghai et New York : des « villages » de marques qui, ensemble, forment The Bicester Collection. « Nous avons organisé à Belmont Park, près de New York, un événement avec le designer Thom Browne, explique Desirée Bollier. Nos invités étaient étonnés qu’il soit lui-même au rendez-vous. Et c’est exactement notre intention : surprendre le client. Et, dans chaque pays où nous arrivons, de mettre en valeur le meilleur de ce pays. »
Je me suis longuement entretenue pour la première fois avec Desirée Bollier en 2006 à Londres. La femme de caractère que j’avais en face de moi parlait avec fougue du projet qu’elle avait rejoint cinq ans plus tôt. Maasmechelen Village, lancé quelques années auparavant, traversait une passe difficile. Elle a contribué à lui faire obtenir le label d’attraction touristique rendant possible l’ouverture dominicale. Depuis lors, le village de marques affiche, année après année, des résultats en progression. Aujourd’hui, notre échange se fait via un écran d’ordinateur, mais l’enthousiasme qu’elle me transmet depuis sa ferme italienne semble intact. Voici une femme de pouvoir qui, il y a des années, savait déjà où elle voulait emmener son projet et qui peut désormais s’appuyer, sur toute la ligne, sur des millions de visiteurs et une croissance à deux chiffres tous les ans. Elle est aussi Vice Chair au Royal Academy of Arts et rejoint régulièrement le conseil d’administration du World Travel & Tourism Council.
Le monde a changé depuis notre dernière conversation. Qu’est-ce qui a changé pour The Bicester Collection ?
Desirée Bollier « Nous avons placé la barre plus haut. Il suffit de regarder nos Villages : les boutiques, les restaurants, le foisonnement de verdure, le lien à l’art. Nous jouons à un niveau toujours plus élevé. Nous ne sommes pas une simple enfilade de vitrines, nous offrons des expériences d’exception. Depuis longtemps, il ne s’agit plus pour nous de trouver la “bonne” marque pour entrer dans notre portefeuille : il s’agit de curation. Choisir très justement. Car les marques ont elles aussi profondément changé. Nous aimons aller chercher ce qui fait battre le cœur. Le client est devenu plus averti et sait parfaitement le prix qu’il veut payer. Nous ne gagnerons jamais la bataille du meilleur “bon plan”, mais notre offre est unique. Et nous formons encore mieux nos équipes à ce que nous appelons, en interne, “unreasonable hospitality”. Nous constatons que les visiteurs restent plus longtemps. Autrefois, nous pensions qu’au bout d’une heure ils en auraient fait le tour, mais la majorité reste plus de quatre heures. C’est le signe, au minimum, que nous faisons quelque chose de bien (rires). Les gens sont heureux d’entendre les oiseaux dans un environnement luxueux, avec parking gratuit, où la musique ne hurle pas dans les haut-parleurs. Je l’appelle parfois Narnia. »


Lorsque je vous avais rencontrée, vous parliez déjà de « long terme ».
D.B. « Ce n’est pas différent aujourd’hui. Nous ne sommes pas sous pression. Cela nous donne la liberté d’aller très loin dans la façon dont nous voulons réellement faire les choses. Nous dépensons des fortunes pour la propreté et la végétation abondante de nos Villages, et nous voyons à quel point cela apaise nos visiteurs : ils arrivent et, l’espace d’un instant, peuvent oublier le monde dans lequel nous vivons. Honnêtement : il m’arrive de m’asseoir sur un banc, au milieu du Village, et de regarder les gens. Ils entrent chez nous et l’on voit leurs épaules s’abaisser. Enfin le calme. »
‘les gens entrent chez nous et l’on voit leurs épaules s’abaisser. Enfin, le calme’
Est-il plus facile qu’avant de faire entrer les bonnes marques ?
D.B. « Tout repose sur la confiance, et nous l’avons construite. Plus que jamais, nous devons être partenaires, reconnaître leurs besoins, car si les marques réussissent, nous réussissons. Nous avons, bien sûr, des données qui le confirment. Nous avons des planificateurs, des formateurs, des retailers en interne et nous analysons chaque mois tous les chiffres. Tous ensemble, nous poursuivons un seul objectif : collaborer pour améliorer sans cesse ce que nous faisons. »
L’été dernier, j’étais à Bicester Village : les files d’attente étaient longues devant des boutiques comme Dior ou Prada. Si déjà l’on attend pour dénicher des pièces d’anciennes collections…
D.B. « Pour être franche, nous préférerions nous passer de ces files. Ce n’est agréable pour personne d’attendre. Cela tient surtout au fait que certaines marques mettent moins de personnel de vente en boutique. Nous devons y travailler. »
Comment regardez-vous la hausse des prix dans le luxe ? Est-ce une aubaine pour votre concept ?
D.B. « Nous sommes plus pertinents que jamais, nous en sommes conscients. C’est précisément pourquoi nous élevons encore le niveau de l’expérience. Ainsi, pendant la Covid, nous avons lancé le concept The Appartement, pour rendre l’expérience encore plus unique. Les visiteurs sont choyés : place de parking réservée, boisson, shopping mains libres… Ils ont aussi le sentiment d’appartenir à un club. Des lancements de livres y ont lieu, des talks inspirants également. Avec des expériences pop-up, ce sentiment s’installe : “Je ne peux pas rater ça”. »

Et pourtant, votre base reste la vente des collections de l’année précédente à des prix très accessibles.
D.B. « Depuis longtemps, c’est bien plus que cela. Nous avons d’ailleurs constaté que beaucoup de nos clients s’intéressent aussi aux pièces de la saison en cours et sont prêts à les payer plein tarif. C’est nouveau pour nous, et nous voulons l’explorer davantage. Nous testons aussi des pop-ups de multimarques, comme récemment à Maasmechelen Village avec In The Valy (une enseigne de La Bottega à Hasselt, NDLR). Nous évoluons en permanence avec en tête l’ambition d’être la meilleure rue commerçante du pays. »
À quel point le prix compte-t-il pour votre client ?
D.B. « Pour la plupart, le prix n’est plus déterminant ; c’est l’authenticité qui prime. Le temps qu’ils passent chez nous, ils le vivent comme un luxe. »
Vous dites donc aussi que le hors ligne l’emporte sur le shopping en ligne.
D.B. « Le shopping en ligne restera pour les choses du quotidien, les achats de commodité. Mais lorsque l’on veut du temps pour soi, se faire plaisir, rien ne remplace l’aspect humain de la flânerie, entrer et sortir des boutiques. Je crois donc à la force du magasin physique, à condition d’y ajouter cette expérience du luxe. »
‘Nous avons accueilli un concert de Billie Eilish. Ces petits moments de bonheur dépassent l’acte d’achat’
Travaillez-vous avec l’intelligence artificielle ?
D.B. « Au quotidien. Nous avons récemment lancé Henry, notre majordome IA, en Chine. Il fait en sorte qu’avant même l’arrivée du client, tout soit réglé : du parking au shopping mains libres. Le client est attendu par nos équipes et peut entrer immédiatement dans le Village avec tous les avantages. C’est une expérience d’achat fluide que je recommande à tous. Je crois fermement que l’IA peut libérer des tâches informatiques rébarbatives et dégager plus de temps pour le contact humain entre nos équipes et les visiteurs. »
Ce qui frappe aussi, c’est l’intégration de l’art dans vos différents Villages. Toutes les grandes maisons de luxe s’y mettent, vous aussi.
D.B. « Je le vois comme une composante de notre écosystème. L’art est une nourriture pour l’âme. Comme les jardins, les arbres, la verdure. Cela apaise aussi l’esprit. Nous savons tous que regarder l’art fait baisser le niveau de stress et génère de l’émotion. Si l’on peut associer cela à l’expérience d’achat… »

Qu’est-ce qui figure au programme de The Bicester Collection ?
D.B. « Notre plus grand défi sera les États-Unis. Nous venons d’ouvrir Belmont Park Village, près de New York, où nous engageons avec nos visiteurs un niveau d’expérience supérieur à ce que nous faisions auparavant. Le site comprend une véritable aréna : nous y avons déjà accueilli un concert de Billie Eilish et les MTV Awards s’y sont tenus. Bientôt, des courses hippiques auront lieu dans le quartier. C’est du pur divertissement, mais cela crée encore ces petits moments de bonheur qui dépassent l’acte d’achat. Pourquoi pas carrément un festival façon Coachella ? »
Vos chiffres sont bons, ce que l’on ne peut pas dire de l’industrie du luxe aujourd’hui. Est-ce pour cela que vous menez des actions comme « Unlock Her Future », un concept philanthropique qui donne un coup de pouce à des entrepreneuses ?
D.B. « Nous devons le faire, non pas parce que cela “fait bien”, mais parce que nous voulons soutenir des femmes et des enfants en situation difficile. Nous y travaillons depuis cinq ans et avons pu aider des entrepreneuses dans différentes régions du monde. Et cela nourrit une sororité puissante. Je ne peux qu’y être favorable. »
Dernière question : vous restez aux commandes, même après 25 ans ?
D.B. « Le travail n’est jamais terminé. Et je veux toujours apprendre. Je crois au mentorat, mais dans les deux sens. Les jeunes qui nous rejoignent peuvent être extrêmement inspirants. Leur regard sur le monde ? Passionnant ! »
Desirée Bollier
. Libano-suisses
. Diplôme de droit obtenu à l’Université Paris X
. A débuté comme visual merchandiser chez Ann Taylor, puis a travaillé chez Laura Ashley et chez Ralph Lauren
. Devient en 2001 CEO de Value Retail* Vit et travaille entre Londres, Paris et les nombreux « villages de marques » de The Bicester Collection, avec des Villages en Europe, aux États-Unis et en Chine.
. www.thebicestercollection.com
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