Spécialiste du marketing stratégique, Kristel Vanderlinden: «L’avènement de l’IA est aussi déstabilisant que l’invention de la roue»
Observatrice de tendances et spécialiste du marketing stratégique, Kristel Vanderlinden est fascinée par les possibilités qu’offre l’intelligence artificielle, comme la création virtuelle d’une couverture de magazine. L’année dernière, Kristel Vanderlinden a fondé FutureKind, qui a pour mission d’aider les entreprises à naviguer dans un avenir incertain. «Les CEO doivent oser penser plus loin que les trois prochaines années.»
Alors que je m’installe dans l’une des zones ensoleillées du nouveau quartier général de +KOO, le réseau d’intelligence collaborative spécialisé dans le rapprochement entre entreprises et experts en marketing, innovation et technologie, j’entends soudain résonner la bande-son de Star Wars. D’abord à peine audible, puis de plus en plus fort. Kristel Vanderlinden pose vite mon café sur la table et s’excuse: c’est sa sonnerie de téléphone qui retentit dans les lofts de +KOO. Kristel Vanderlinden est responsable de tout ce qui touche à l’innovation et à l’intelligence, mais surtout, depuis six mois, elle est la force motrice de FutureKind, un laboratoire d’affaires stratégique qui prépare les entreprises à l’avenir. Se projeter dans l’avenir est tout sauf simple. Mais les fans de Star Wars ont une longueur d’avance.
Ce sont souvent les actionnaires qui contraignent les entreprises à agir rapidement et à faire des bénéfices à très court terme
D’où vous vient cette fascination pour le futur?
KRISTEL VANDERLINDEN. «Depuis l’enfance, imaginer ce qui pourrait arriver dans le futur me fascine énormément. La science-fiction y a fortement contribué, bien sûr ; elle apprend à penser en dehors du cadre de la réalité actuelle. Je me souviens très bien avoir vu Star Wars 4 au cinéma à l’âge de sept ans. Mon frère ne pouvait y aller que s’il m’emmenait (rires). J’ai eu le coup de foudre et depuis, cela ne m’a jamais quitté. J’ai même écrit une thèse à ce sujet: «L’impact de la science-fiction et des films d’horreur sur la société», et cela m’a fait découvrir que les périodes de crise économique font monter en flèche la popularité de la science-fiction et de l’horreur. La science-fiction est souvent utilisée comme une forme d’évasion, mais elle est beaucoup plus proche de nous que nous ne le pensons. Star Trek est un bel exemple de la façon dont des personnes d’horizons très divers peuvent parfaitement coopérer. Je le vois comme une réflexion philosophique sur ce que pourrait être notre société. Il y a aussi souvent un combat entre le bien et le mal. Ce mal prend généralement la forme d’extraterrestres, mais je ne pense pas que nous allons en voir de si vite. C’est dommage (rires).»
Les gens aiment-ils regarder dix ou même trente ans en avant?
VANDERLINDEN. «Le futurewatching suscite encore beaucoup d’incrédulité. Il est associé à une boule de cristal et, bien sûr, nous n’en avons pas. Mais on peut bel et bien voir l’avenir. Ce que l’on voit ne sera peut-être pas correct à 100%, mais cela a un sens de réfléchir aux différents scénarios pour les décennies à venir. Beaucoup d’entreprises refusent aujourd’hui de se projeter plus loin que les trois prochaines années. Les changements structurels doivent être rentables au bout de trois ans, faute de quoi on se met à les bricoler. Jeff Bezos déploie des stratégies sur 7 ans, ce qui est déjà un peu plus réaliste, mais il faut oser voir plus loin. Ne pas tout miser sur des gains à court terme, car les entreprises le paieront à l’avenir. Je pense que les actionnaires portent une grande responsabilité. Ce sont souvent eux qui contraignent les entreprises à agir rapidement et à faire des bénéfices à très court terme. Tant que ces actionnaires ne pourront pas penser à long terme, ou donner aux entreprises la liberté de le faire, nous resterons coincés dans ce cercle vicieux.»
Les CEO doivent apprendre à penser à plus long terme, plutôt que de faire des profits rapides pour les actionnaires
Cette pensée à long terme s’inscrit également dans la façon plus soft et plus friendly de faire des affaires que vous prévoyez pour l’avenir.
VANDERLINDEN. «Ce n’est pas pour rien que le nom de mon entreprise soit composé du mot kind. Il est temps de devenir un peu plus gentils les uns envers les autres, envers nos collaborateurs, envers la société et, surtout, envers notre planète. La crise du climat est l’exemple même de la nécessité d’une réflexion à long terme. Un livre qui m’a énormément inspiré est The Good Ancestor de Roman Krznaric. Il insiste sur le fait qu’en tant qu’entreprises et individus, nous devons réfléchir sérieusement à notre legacy, à ce que nous laissons en héritage. Roman Krznaric décrit un exercice de réflexion intéressant dans son livre. Imaginez votre fils, votre fille ou votre petit-enfant lorsqu’il ou elle aura nonante ans. Imaginez cette personne assise sur une chaise à côté de la fenêtre. Qu’est-ce qui lui passe par la tête à ce moment-là? Quel type de vision du monde est visible à travers cette fenêtre? Nous voulons tous que le monde soit plus beau qu’il ne l’est aujourd’hui. Dans ce cas, nous avons bel et bien la capacité et la volonté de voir aussi loin, n’est-ce pas? Il est donc temps de réfléchir aussi à cette période dans le cadre de l’entreprise. En tant que marque, en tant qu’entreprise, que voulez-vous signifier pour le monde et laisser à vos enfants et petits-enfants?»
La perception actuelle est que tout ce qui nous entoure évolue beaucoup plus rapidement qu’auparavant, est-ce vrai?
VANDERLINDEN. «De nombreux observateurs de tendances parlent d’une époque déstabilisante. Je pense que c’est exagéré. De nombreux changements majeurs se sont produits dans l’histoire et ils étaient tout aussi déstabilisants. Il ne se passe pas plus de choses aujourd’hui qu’à d’autres périodes de l’histoire. Ce qui est vrai, c’est que les innovations se succèdent à un rythme effréné. Entre la toute première apparition de l’internet et celui que nous connaissons aujourd’hui, il y a un long cheminement. Qui ne serait plus aussi long aujourd’hui. L’intelligence artificielle, par exemple, s’améliore et évolue à une vitesse fulgurante. On a effectivement rarement vu une telle rapidité.»
Les progrès technologiques sont si rapides que les écoles ne parviennent pas à les suivre
À ce point que le gouvernement italien a déclaré une interruption de six mois dans le développement de l’IA
VANDERLINDEN. «Je l’ai remarqué, oui. En vacances en Italie, je n’ai pas pu me connecter à ChatGPT. Mais ce sont des actions vaines. Le génie est sorti de la bouteille. Ces six mois ne feront aucune différence. Un retour en arrière ou une pause ne changeront rien. Aujourd’hui, nous devons surtout apprendre comment l’humanité va utiliser l’intelligence artificielle.»
Et comment pensez-vous que nous devrions l’utiliser?
VANDERLINDEN. «Avec précaution. C’est un peu comme l’invention de l’énergie nucléaire. L’IA apporte à la fois de gigantesques possibilités et de grands dangers, et nous devons en être conscients. L’enseignement peut jouer un rôle important dans ce domaine. Comme vous venez de l’évoquer, les progrès technologiques sont si rapides que les écoles ne parviennent pas à les suivre. Il y a un énorme retard à rattraper. Il reste également un long chemin à parcourir en matière de législation. Le gouvernement doit d’urgence réfléchir à ce qui est autorisé et à ce qui ne l’est pas avec l’IA, il pourrait être utile de collaborer avec des philosophes de la technologie et de la morale et des psychologues, car ces questions ne sont pas toujours faciles à résoudre. Je considère l’IA comme une force déstabilisante aussi importante que l’invention de l’électricité ou de la roue. Selon moi, elle va vraiment changer le monde tel que nous le connaissons.»
Et pourtant, vous êtes fan de l’IA, vous avez même acheté une paire de baskets virtuelles.
VANDERLINDEN. «Je suis vraiment passionnée par l’intelligence artificielle. Elle va non seulement sauver des vies en révolutionnant le monde médical, par exemple, mais elle donnera également un coup de fouet au secteur de la création. J’ai effectivement acheté une paire de baskets pour mon avatar, n’est-ce pas génial de pouvoir façonner sa personnalité en ligne?»
Combien avez-vous payé pour ces baskets?
VANDERLINDEN. «150 euros. Une aubaine pour des baskets qui ne s’usent pas et que je pourrai porter jusqu’à la fin de ma vie, du moins ma vie virtuelle.»
FutureKind nous a fourni une couverture créée par IA. Cela sonne-t-il le glas de tous les graphistes et photographes?
VANDERLINDEN. «Pas du tout. Mais je pense toutefois qu’il vaut mieux pour les esprits créatifs de se plonger dans l’IA et ses capacités plutôt que de l’ignorer ou de la refuser. Il y aura toujours de la place pour les idées et les concepts humains, il faut plutôt considérer l’IA comme un outil supplémentaire pour donner forme à cette créativité. Andres Reisinger est un artiste IA célèbre. Il crée de magnifiques designs artificiels d’espaces et de meubles. Ils sont tellement beaux que le label néerlandais Moooi a décidé de fabriquer et de commercialiser l’un de ses fauteuils, l’Hortensia.»
Comment avez-vous procédé pour créer cette couverture?
VANDERLINDEN. «Tout commence en trouvant les bons termes de recherche ou en formulant les bons prompts. L’ordinateur se base sur ce que vous saisissez comme terme de recherche, et la manière dont vous le faites déterminera en grande partie les résultats. Cela a même déjà donné lieu à une nouvelle discipline: les Prompt Poets, des personnes capables de créer les formulations les plus poétiques comme terme de recherche. Pour cette couverture, nous avons cherché un modèle qui évoque le thème des montres, car il s’agit d’un dossier important dans ce magazine. Nous avons également précisé que l’arrière-plan pouvait être plutôt flou et que l’angle de la caméra pouvait être assez étroit. Après un premier passage dans le logiciel d’IA MidJourney, nous avions déjà des résultats d’une étonnante qualité. Nous les avons ensuite affinés et un graphiste humain a optimisé la photo et l’a préparée pour impression. Un bel exemple de la façon dont l’IA et l’humain peuvent travailler de concert.»
Qui est Kristel Vanderlinden (53)
– Elle a construit toute sa carrière dans le domaine du marketing, avec une affinité affirmée pour la stratégie
– Elle était «Head of Strategy» pour la célèbre agence de publicité Boondoggle
– Elle est aujourd’hui «Head of Innovation & Intelligence» chez +Koo
– Elle a fondé FutureKind au sein de +Koo il y a six mois, une agence de stratégie et d’étude des tendances visant à aider les entreprises à prendre des décisions à l’épreuve du futur
– Elle aime la science-fiction et espère pouvoir un jour collaborer à un film de SF
– Elle vit à Hasselt avec son époux Roeland et son fils Sacha
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