La mode masculine, nouvel eldorado ?
La mode pour homme déchaîne les podiums et les passions. Entretien avec Kevin De Coninck et Merijn Degraeve de la boutique de luxe .NU à propos de l’évolution du vestiaire masculin et de l’importance de rester fidèle à son histoire.
Un homme vêtu d’une robe prend la pose sur le site de Zalando, donnant lieu à un tweet venimeux de Theo Francken, député N-VA. Le chanteur britannique Sam Smith ne jure plus que par le maquillage et les hauts en dentelle. Et l’acteur américain Billy Porter est apparu sur le tapis rouge des Oscars 2019 dans une robe de gala exclusive. “J’aurais dû le faire il y a 20 ans”, a-t-il confié au Guardian. Aujourd’hui, la mode pour homme déchaîne les passions.
Une tendance qui n’a pas échappé aux marques. Les Fashion Weeks masculines sont véritablement devenues le pendant des Fashion Weeks féminines. Viktor & Rolf et Marc Jacobs se remettent à la mode masculine après avoir marqué une pause. Celine et Stella McCartney ont récemment présenté leur première collection pour homme. Les créateurs ne jouent plus la carte de la sécurité : ils choisissent des imprimés joyeux et des pièces audacieuses. Les costumes et les sweats classiques sont complétés par des hauts et des robes. Il semble que tout soit à nouveau possible et permis.
“Le secteur accorde beaucoup plus d’attention aux hommes”, indique Kevin De Coninck. Avec son partenaire Merijn Degraeve, il est propriétaire de la boutique gantoise pour homme .NU, spécialisée dans le luxe et l’exclusivité. “Ces derniers temps, l’offre est devenue plus intéressante à mesure qu’elle s’est diversifiée.”
À quoi cette situation est-elle due ?
Kevin De Coninck : “Cette mode occupe davantage le devant de la scène. Sur les réseaux sociaux, il existe des comptes dédiés à la mode masculine. Les photos sont reprises par des sites de mode. Sur le tapis rouge ou lors de galas, les stars portent des pièces de créateurs beaucoup plus excentriques. Le smoking standard a disparu. Il y a six ou sept ans, tout ça était tout simplement inimaginable.”
Merijn Degraeve : “Tous les grands noms qui n’avaient pas encore de ligne masculine ont fait une incursion sur le territoire masculin la saison dernière. Tous sans exception.”
Kevin De Coninck : “Ils prennent conscience que ce marché présente un fort potentiel de croissance. Je suis convaincu que nous ne voyons pour le moment que la partie émergée de l’iceberg.”
En quoi la mode masculine devient-elle plus intéressante ?
Kevin De Coninck : “C’est un effet de levier. Étant donné qu’on lui accorde plus d’attention, les marques prennent davantage de risques. Elles osent expérimenter : les modèles suscitent de l’intérêt, et la collection est envisagée dans son ensemble.”
Pouvez-vous citer des exemples ?
Merijn Degraeve : “Les couleurs, coupes, imprimés et matières. Une chemise en soie avec un imprimé floral n’est plus réservée aux femmes. Les stylistes conçoivent des pièces qui peuvent être portées aussi bien par les hommes que par les femmes.”
“Aujourd’hui, c’est le design et non le sexe de la personne qui importe. Nous l’avons vu sur les tapis rouges ces derniers mois. L’acteur Timothée Chalamet, par exemple, porte des costumes uniques qui ne sont pas forcément définis comme masculins.”
Y a-t-il eu un tournant décisif qui a rendu la mode masculine attrayante ?
Kevin De Coninck : “On accorde plus d’attention au concept non genré. Il n’est pas nécessaire de tout associer à un genre spécifique. Je pense que nous devons cette évolution en grande partie aux stars qui n’adhèrent plus au stéréotype de l’homme et de la femme.”
“Cela a un impact majeur, en particulier sur les jeunes. Je pense spontanément à la grande idole des ados Harry Styles (ex-One Direction, ndlr) qui apparaît sur le tapis rouge avec des boucles d’oreilles et des manches en dentelle. Il envoie un signal fort, hors des sentiers battus.”
“Ce tournant a fortement influencé la mode masculine. Un homme qui a le sens de la mode n’est plus associé à une certaine orientation ni rangé dans une certaine case. Par conséquent, les hommes sont moins réticents à s’habiller différemment, selon leur style et leurs goûts.”
Merijn Degraeve : “Cela a toujours existé, non ? Beaucoup de joueurs de football sont connus pour ça, tu ne trouves pas ?
Kevin De Coninck : “Ce n’est pas pareil. Il s’agissait plutôt de logos ou de marques. Chaque période était caractérisée par une certaine sous-culture à laquelle correspondait une marque. Les polos Ralph Lauren ou Lacoste, les duvets Millet…”
Je me souviens de la première fois où Cristiano Ronaldo a été photographié avec son sac Louis Vuitton…
Merijn Degraeve : (il interrompt la question) “Des questions ont d’emblée fusé sur son orientation sexuelle. Je sens que les choses ont changé quand j’observe les garçons qui viennent dans notre magasin. Des jeunes de 14 ans font du shopping avec leurs amis.”
Kevin De Coninck : “L’association de l’homme qui fait du shopping et de l’homosexualité est bien moins répandue qu’autrefois.”
Merijn Degraeve : “Aujourd’hui, c’est cool de s’intéresser à la mode et de choisir méticuleusement ses vêtements. Je m’étonne de voir à quel point la mode est devenue une affaire de mec.”
Vous l’avez remarqué au magasin ?
Kevin De Coninck : “Nous nous concentrons sur des marques plus exclusives et nous nous présentons comme une boutique de luxe. La plupart de nos clients sont passionnés par la mode. Notre gamme ne doit pas être mainstream. Elle doit être de qualité, il ne doit pas s’agir de fast fashion. Dans ce domaine-là, on remarque aussi que la mode masculine a évolué au fil des années.”
“Nous avons une clientèle jeune et une autre plus âgée. Les jeunes économisent pour un vêtement qu’ils veulent vraiment. Ils souhaitent investir dans une pièce forte dont ils pourront profiter pendant longtemps. Certains viennent pendant les soldes, d’autres choisissent leur cadeau de Noël ou d’anniversaire avec leurs parents.”
Vous avez évoqué que tout était possible en matière de mode masculine. Comment dénichez-vous ces pièces hors du commun ?
Kevin De Coninck : “La mode est en mutation perpétuelle. On doit sentir les choses et les anticiper, tout en restant fidèle à son histoire et à sa clientèle. Nous avons brièvement embrayé sur le retour du streetwear. Mais il est vite apparu qu’il ne répondait pas la demande de nos clients.”
“Autre exemple : nous avons également rentré une marque qui explose actuellement au niveau mondial. Elle voulait commencer à travailler avec nous et nous avons franchi le pas, même si elle ne s’inscrivait pas parfaitement dans notre histoire. En théorie, elle devait nous permettre de faire des bénéfices les yeux fermés. Ça n’a pas été le cas.”
Pouvons-nous savoir de quelle marque vous parlez ?
Kevin De Coninck : (à Merijn) “On la cite ? C’est incroyable en fait. Il s’agit de Off-White. La marque a enregistré les meilleurs chiffres au dernier trimestre de 2019, devant Gucci et Balenciaga. En termes de business et de design, ils sont les premiers. Mais elle ne fonctionne pas auprès de nos clients, point final.”
De tous côtés, nous sommes inondés de photos de marques de mode et d’influenceurs sur les réseaux sociaux. Maintenant que la mode masculine a le vent en poupe, elle vient en remettre une couche. Comment y voir clair ?
Kevin De Coninck : “C’est vrai, ça ne s’arrête jamais. Certains affirment que les réseaux sociaux posent problème dans notre secteur. Les influenceurs sont partout. Ils participent à tous les défilés de mode. Le consommateur se sent alors pris d’assaut. Il est fatigué.”
“À la recherche d’un équilibre, la plupart des marques de mode se montrent prudentes. Le partage des photos et des contenus est plus sélectif. Et les lookbooks ne sont plus mis en ligne dans leur intégralité afin de préserver le consommateur et son sentiment que quelque chose est luxueux, exclusif ou nouveau. Le renversement de la tendance est encore un peu timide, mais il a été amorcé.”
J’ai également l’impression que les influenceurs sont dans le creux de la vague.
Kevin De Coninck : “Leur apogée pourrait bien être terminée. Pendant une période, presque tout le monde pouvait obtenir une place aux semaines de la mode. Depuis peu, les créateurs sont beaucoup plus sélectifs.”
Travaillez-vous avec des influenceurs ?
Kevin De Coninck : “Nous habillons Charlotte De Witte et les membres de Bazart, qui apprécient le design et la qualité de nos pièces. Il nous arrive aussi de collaborer avec des personnalités flamandes pour un événement ou une émission télévisée.”
“Pour éviter tout malentendu, nous ne donnons pas les vêtements, nous les prêtons. En échange, nous gagnons en notoriété. C’est une vitrine sur le monde extérieur pour raconter l’histoire de notre boutique. Ça s’arrête là en ce qui nous concerne. Nous recevons parfois des demandes d’influenceurs, mais ce genre de collab nous apporte peu de valeur ajoutée. Nous préférons créer un lien profond avec les personnes nous nous habillons plutôt qu’un contact superficiel.”
Traduction : virginie·dupont·sprl
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