Un bon parfum ne se fabrique jamais dans la précipitation. Comme pour un whisky, un parfum sophistiqué a besoin de temps pour développer sa complexité. De la lente culture des ingrédients précieux au patient processus de maturation et de macération, tout est une question de temps.
Toute l’industrie de la beauté joue une course contre la montre, affirme Renaud Salmon, directeur artistique de la maison de parfums omanaise Amouage. Mais pour les parfums, c’est exactement le contraire : quand on prend le temps de cultiver certains ingrédients, le processus créatif et la production du parfum, le produit est souvent sublimé. » Renaud Salmon poursuit : « Le véritable luxe a quelque chose de superflu. Il n’est pas rationnel en soi. Prendre le temps sans attendre de résultats immédiats est un privilège que seules les marques de luxe peuvent se permettre, mais qu’elles sont malheureusement de plus en plus nombreuses à perdre. »
Beauté lente
L’importance du temps est évidente dès la culture des ressources naturelles. Certains ingrédients nécessitent tellement de travail et de temps que leur prix est élevé. « Pensez, par exemple, au bois de santal, il faut au moins 15 ans pour qu’il donne la qualité souhaitée et puisse être coupé, explique Delphine Jelk, parfumeuse Guerlain. Il faut donc être prévoyant et planifier minutieusement les plantations pour maintenir l’offre constante. »
‘Prendre le temps sans attendre de résultats immédiats est un privilège que seules les marques de luxe peuvent se permettre’
Le précieux bois ancien, connu sous le nom de bois d’oud, exige également de la patience. Lorsqu’un arbre est infecté, il produit une résine parfumée pour se défendre contre le parasite. Il faut du temps, au moins six ans selon Delphine Jelk, avant que le bois affecté puisse être distillé. Le beurre d’iris, issu de rhizomes de l’iris, a également besoin d’au moins six ans. « Les rhizomes d’iris doivent pousser pendant trois ans ou plus avant d’être récoltés. Ils doivent ensuite sécher au moins aussi longtemps. Au cours de ce processus de séchage, les rhizomes développent une odeur poudrée douce et fraîche. Au bout de six ans minimum, les rhizomes peuvent être broyés et distillés pour obtenir l’orris. »

Il existe des techniques permettant d’accélérer ce processus, mais elles ne donnent pas le même résultat, estime Delphine Jelk. Même la vanille, présente dans tous les parfums Guerlain, nécessite plusieurs mois de séchage au soleil et plusieurs semaines d’infusion et de filtration dans l’alcool avant d’atteindre son plein potentiel aromatique.
L’alchimie invisible
Une fois le parfum composé, les parfumeurs laissent l’huile mûrir, ce qui permet aux molécules de se lier et de fusionner pour former un tout. Sans ce processus, un parfum reste superficiel et fragmenté. Comme pour le fromage, le vin et les spiritueux tels que le cognac et le whisky, le temps apporte de la complexité et de la profondeur. Après la maturation, qui dure généralement plusieurs semaines, commence la macération, au cours de laquelle l’huile de parfum est mélangée à de l’alcool. Ce mélange doit à nouveau reposer pendant plusieurs semaines. Cela permet de stabiliser le parfum, d’en améliorer l’intensité et la tenue sur la peau.
Certains parfums nécessitent plus de temps. Les senteurs fraîches peuvent se composer assez rapidement, tandis que les notes plus profondes, boisées ou épicées mettent des semaines, voire des mois, à trouver un parfait équilibre. Delphine Jelk explique : « Un accord avec des notes de fond comme la vanille et le bois de santal s’améliore de façon spectaculaire après quelques semaines de maturation, tandis qu’une combinaison de notes de tête fraîches comme la bergamote et la lavande est instantanément délicieuse. »
Selon le type de fragrance, on peut jouer sur l’effet de la macération en y consacrant plus ou moins de temps. Elle donne un exemple : « Pour Pêche Mirage, je voulais une ouverture très fruitée, joyeuse, aux notes de pêche, contrastant avec la base de cuir. Je laisse donc l’huile de parfum maturer longtemps pour obtenir une jolie note de cuir bien ancrée, mais je réduis le temps de macération pour conserver une attaque fruitée. » Tel un DJ, elle joue avec le tempo pour obtenir les effets escomptés.


Expériences de double infusion
Lorsque Renaud Salmon est devenu directeur artistique chez Amouage il y a cinq ans, il a été étonné de découvrir que chaque parfum y avait une période de maturation spécifique. « Cela m’a intrigué et j’ai décidé d’expérimenter. » Il a demandé à quatre parfumeurs de créer trois fragrances qui ne seraient parfaites qu’après plusieurs mois de maturation. Un défi atypique, même pour des parfumeurs pouvant se targuer d’une longue expérience et d’une solide intuition. Les parfumeurs ont travaillé principalement avec des notes de fond : vanille crémeuse et bois de santal pour Lustre, bois de Palo Santo fumé pour Reasons et patchouli chaud et ambre pour Outlands. Les concentrés de parfum ont maturé plusieurs mois dans des fûts en acier inoxydable avec des copeaux de bois de santal. L’alcool inodore a également maturé séparément dans des fûts de chêne, pour lui conférer un arôme de bois et l’intégrer comme ingrédient dans le parfum. « La double infusion crée une fragrance plus douce et plus ample, ainsi qu’un effet enveloppant, qui a atteint la perfection au bout de six mois, précise le directeur artistique. La longue maturation crée une patine, un voile olfactif subtil autour des parfums qui les rend uniques. Cela justifie l’attente. »
Outre l’amélioration de la qualité olfactive, le temps offre un autre avantage intéressant pour les marques les plus chères, souvent aux prises avec des copies bon marché de leurs parfums phares. « La longue maturation confère aux parfums une signature unique, difficile à reproduire. Prendre du temps est donc aussi une façon de se protéger », termine Renaud Salmon.
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