En France, une étude du Trésor vient de jeter un pavé dans la mare : notre addiction aux écrans pourrait coûter jusqu’à 3 points de croissance d’ici 2060. Trois points, ce n’est pas une virgule dans une statistique. C’est l’équivalent de dizaines de milliards d’euros qui s’évaporent, non pas à cause d’une guerre ou d’un choc pétrolier, mais parce que nous passons trop de temps à scroller comme des zombies.
Alors bien sûr, c’est une étude française publiée par mes confrères du Figaro. Mais soyons sérieux : pensez-vous vraiment que nous, Belges, soyons différents ? Croyez-vous qu’à Namur, Liège ou Bruxelles, on résiste mieux à la petite vibration du smartphone, à la vidéo TikTok qu’on s’était juré de ne pas regarder ? Non. Si c’est vrai pour les Français, c’est probablement vrai pour nous.
L’étude du Trésor met un mot sur ce modèle : l’économie de l’attention. C’est simple : chaque seconde que vous passez en ligne vaut de l’argent pour les plateformes. Résultat : elles ont inventé des pièges redoutables pour vous retenir – le défilement infini, les notifications, les recommandations automatiques. Comme le disait Bruno Patino, président d’Arte : “Nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés.”
Un prix salé
Et le prix de ce manège est salé. Première facture : la productivité. Les salariés passent entre 20 minutes et deux heures et demie par jour sur leur téléphone pour des raisons qui n’ont rien à voir avec leur travail. Ce n’est pas seulement du temps perdu : chaque interruption casse la concentration, provoque des erreurs, ralentit le retour à la tâche. Rien qu’en additionnant ce petit grignotage quotidien, on arrive à 0,4 point de PIB en moins en 2060.
Deuxième facture : la santé mentale. Surconsommation d’écrans, sommeil détruit, stress, anxiété, dépression. Cela coûte des soins médicaux, mais aussi des arrêts maladie et des retraites anticipées. D’ici 2060, la note pourrait atteindre 5 milliards d’euros, soit encore 0,4 point de PIB.
Mais la bombe à retardement est ailleurs : chez les enfants. Ceux qui passent leur enfance scotchés à YouTube ou TikTok risquent de développer moins bien leur mémoire, leur langage, leur attention. Or, ce sont eux les travailleurs de demain. Imaginez une génération qui arrive sur le marché du travail avec un capital cognitif abîmé. Le Trésor chiffre la perte entre 1,4 et 2,3 points de PIB. Là, on ne parle plus de minutes perdues au bureau, mais d’une dégradation du moteur même de notre économie : nos cerveaux.
Alors, que faire ?
L’Europe tente de réagir avec deux règlements : le Digital Services Act, qui s’attaque aux fonctions les plus addictives et qui a déjà conduit à des procédures contre TikTok et Meta. Et le Digital Markets Act, pour rééquilibrer le rapport de force avec les géants du numérique et encourager des acteurs plus respectueux de notre attention.
En France, mes confrères du Figaro rappellent que certains vont plus loin et proposent d’interdire purement et simplement les réseaux sociaux aux moins de 15 ans. C’est radical, certes. Mais face à un problème qui mine à la fois notre santé, notre démocratie et maintenant notre économie, faut-il encore se contenter de bonnes intentions ? Je rappelle qu’en Chine, les jeunes sont interdits de réseaux sociaux hormis certains créneaux horaires, et quant aux patrons de la Silicon Valley, plusieurs articles de presse américains, ont révélé qu’ils mettaient leurs enfants dans des écoles sans… écrans ! Après tout, les dealers ne droguent pas leurs enfants.
La vérité, c’est que nous avons un choix à faire : continuer à vivre comme des poissons rouges, tournant en rond dans le bocal de nos écrans pour reprendre la formule choc de Bruno Patino, ou décider de reprendre le contrôle de notre temps et de notre attention. Parce qu’au fond, la croissance, ce n’est pas qu’une affaire de machines ou de capitaux. C’est d’abord une affaire de cerveaux humains. Et si nous abîmons nos cerveaux… nous abîmons notre futur.
D’où ma question : sommes-nous prêts à sacrifier trois points de croissance pour quelques likes et des vidéos virales ?