Paul Vacca

La traduction ou l’art d’être infidèle

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

L’exercice qui consiste à transformer l’infidélité à la lettre d’un texte en fidélité à son esprit constitue une opération alchimique hors de portée des machines.

Il y a fort longtemps, selon la Bible, les habitants de Babylone bouffis d’orgueil avaient envisagé d’ériger une tour si haute dans le ciel qu’elle leur aurait permis d’accéder directement au paradis. Dieu décida de les punir en leur faisant parler des langues différentes. Alors les humains se dispersèrent dans une incompréhension la plus totale des uns les autres. Ainsi aurait pris naissance la malédiction de Babel.

Depuis, pour conjurer cette malédiction et en attendant de découvrir une langue parfaite compréhensible par tous les humains, nous avons recours à une opération qui consiste à passer d’une langue à une autre appelée la traduction. Or, probablement depuis Babel aussi, les traducteurs débattent, voire se disputent, dans des séminaires et colloques ou à travers des essais et des thèses sur la nature même de ce qu’est l’acte de traduire.

Pour autant, il semble au moins que les traducteurs soient parvenus à se mettre d’accord sur ce que la traduction n’est pas. Saint Jérôme, traducteur de la Bible et saint patron des traducteurs, reconnaissait déjà au quatrième siècle que la traduction ne se faisait pas “mot pour mot” – ce que l’on appelle la traduction littérale – mais “sens par sens”. Comme nous savons tous qu’il ne convient pas de traduire l’expression anglaise “it’s raining cats and dogs” par “il pleut des chats et des chiens”, mais plutôt, par “il pleut des cordes” ou “il pleut comme vache qui pisse”.

L’exercice qui consiste à transformer l’infidélité à la lettre d’un texte en fidélité à son esprit constitue une opération alchimique hors de portée des machines.

Autre point qui fait consensus: le fait qu’aucune traduction ne sera jamais parfaite. Aucune langue n’est structurellement identique à une autre. D’où la notion avancée par Umberto Eco que l’idée même d’une traduction parfaite entre deux langues – même proches comme peuvent l’être le français et l’italien – est aussi utopique que celle de l’élaboration d’une langue parfaite. Le sémiologue italien définit d’ailleurs l’acte de traduire comme le fait “de dire presque la même chose” dans une autre langue. Le “presque” étant ici essentiel évidemment. De fait, selon Eco, traduire est toujours l’enjeu d’une négociation, d’une tractation entre deux langues, pas le résultat d’une opération de correspondance magique. Ce qui implique que pour obtenir la traduction la plus fidèle possible, il faille nécessairement en passer par des compromis, céder sur certains points en échange d’autres. Cela explique pourquoi l’on retraduit sans cesse les classiques: aucune traduction n’étant parfaite, elle ne saurait être définitive. Chaque nouvelle traduction tente à sa manière de s’approcher du texte initial avec d’autres bases de négociation.

D’où le paradoxe auquel est confronté tout traducteur: pour être véritablement fidèle à l’esprit d’un texte, il faut nécessairement en passer par certaines infidélités. Dans l’édition, on nomme d’ailleurs “belles infidèles”, ces traductions qui, en s’autorisant quelques libertés avec la littéralité du texte, le mettent par là même pleinement en valeur. Il y a donc quelque chose de vrai dans le vieil adage italien – traduttore traditore – qui voit en chaque traducteur un traître.

Mais un traître de génie. Car cet exercice de casuistique qui consiste à transformer l’infidélité à la lettre d’un texte en fidélité à son esprit constitue une opération alchimique par essence hors de portée des machines. Si bluffants que soient les progrès accomplis par l’intelligence artificielle et les logiciels de traduction nourris au deep learning, ceux-ci resteront toujours fidèles à un programme. Un robot si entraîné soit-il n’accédera jamais à cet art d’être infidèle qui, pour le meilleur et parfois pour le pire, reste le propre des humains.

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