Bruno Colmant
Il faut retrouver le sens de la culture générale
La notion de culture générale est indissociable du rapport au temps et à l’Histoire. Or, notre époque est caractérisée par un rapport éphémère au temps, dont l’ancrage devient tellement fugace qu’on peut se demander si l’apprentissage de l’histoire n’est pas réduit à une formulation suspendue en apesanteur dans un courant continu d’informations. Cette situation conduit à la notion de mémoire transactive, selon laquelle la conceptualisation verticale est écartée au profit d’une connaissance superficielle et éphémère des événements. C’est le reflet d’une société inductive d’origine anglo-américaine.
Cette évolution est aussi confortée par la plongée de nos communautés dans une économie marchande qui est bâtie sur les sciences exactes, dont l’apprentissage est plus démocratique, plutôt que sur les sciences humaines. Cela conduit à effacer la notion humaniste de culture générale au profit de la maîtrise d’un ensemble de techniques.
Il faut aller vite, en tout, sans mémoire, en amnésie. Je me retrouve dans ces quelques extraits du bloc-notes de François Mauriac datant du 3 septembre 1959 : « Ce peuple [américain], par bien des aspects de son génie, m’est plus étranger qu’aucun autre. Lui, il a fait beaucoup, plus que nous visiter : il nous a transformés… Mais, par-dessus tout, le culte, l’idolâtrie de la technique, de toutes les techniques inventées par l’homme et auxquelles l’homme s’asservit, la folie de la vitesse, ce tournis qui affecte tous les moutons de l’Occident, une trépidation à laquelle aucun de nous n’échappe : une démesure en toutes choses… »
Cette disqualification de l’apprentissage des sciences humaines par les sciences exactes avait été appréhendée par Jules Verne (1828-1905), dans son roman de 1860, Paris au XXe siècle, paru seulement en 1994. Ce texte décrit les troubles d’un jeune homme, lauréat d’un prix de poésie latine, dans le monde de 1960 où la science a triomphé, alors que la littérature, la musique, la peinture sont méprisées. Dans ce monde de 1960, Jules Verne imagine l’abandon de l’apprentissage du grec et du latin dans les écoles, tournant la page de la Renaissance. Le monde de 2024 ressemble furieusement à ce Paris du XXe siècle.
Cette mutation englobe la sphère marchande à tel point que les entreprises avancent qu’elles formulent des valeurs et une culture d’entreprise. Cette confusion sémantique n’est-elle pas l’illustration que l’exigence de la culture générale est progressivement remplacée par un apprentissage de certaines formations de commerce auxquelles on tente d’adosser des valeurs morales ?
Un axe de réflexion exigerait de repenser l’apprentissage dans le sens de l’acquisition d’une culture générale correspondant à l’adaptabilité à d’autres savoirs. Dans cette perspective, l’apprentissage de la culture générale ne serait pas un acquis en soi, mais s’exprimerait plutôt par le développement de la capacité à établir des liens transversaux entre différentes disciplines au moyen de prérequis culturels. La culture générale serait alors moins l’apprentissage de repères que le développement de la capacité à supputer la complexité des événements.
L’économie, par exemple, qui est un sous-produit de la sociologie, du droit et de l’anthropologie, devrait être enseignée dans cette dépendance. Il faudrait revenir à la notion de la culture générale fondée sur l’effort permanent de la structuration historique et contextuelle des événements plutôt que de se limiter à devenir les spectateurs d’un éphémère rapport au monde. Ceci devrait conduire à repenser l’apprentissage des sciences humaines dans un contexte qui initie les étudiants aux différentes sensibilités artistiques tout en les structurant en rapport à l’histoire.
Alors, comment circonscrire la culture générale au XXIe siècle ? Elle devrait idéalement s’exprimer dans un rééquilibrage des savoirs au profit des sciences humaines. La culture générale se comprendrait alors mieux sous le vocable d’« épistémologie ». Mais, plus largement, la notion de culture générale souligne la diversité qui interpelle l’universalité humaine. L’acquisition d’une culture générale signifierait alors l’apprentissage et l’adaptabilité à la pluralité culturelle et à ses racines. On doit, bien sûr, se référer aux projets humanistes de Cicéron (106-43 av. J.-C.) et à son interprétation reformulée lors de la Renaissance. Au reste, c’est sans doute Descartes (1596-1650) qui en fournit l’expression la plus pertinente en avançant que « le but des études doit être de diriger l’esprit de manière qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui ».
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