Depuis plus de 10 ans, la rentrée judiciaire est l’occasion, pour les magistrats et le barreau, de rappeler au gouvernement l’urgence de refinancer la justice. Cette dernière constitue, avec la défense et la sécurité intérieure, le socle des compétences régaliennes de l’État. Or, celles-ci sont systématiquement délaissées, depuis des décennies, par un État fédéral de plus en plus faible et surendetté. Si dans le domaine de la défense, nous sommes poussés dans le dos par l’Otan, sur le plan de la sécurité intérieure et de la justice, les incitants n’apparaissent que lorsqu’il y a des drames, comme l’assassinat de deux supporters suédois ou la guerre ouverte à laquelle se livrent, à Bruxelles, des bandes de narcotrafiquants. Mais du côté de la justice, il n’y a pas vraiment de “wake-up call“. Peut-être est-ce parce que régionaliser la justice fait partie des revendications de certains au nord du pays…
On constate donc un lent abandon. En 2016, Koen Geens, alors ministre de la Justice, déplorait déjà que celle-ci souffrait de sous-financement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cela fait donc longtemps que les magistrats se plaignent de locaux vétustes, d’un cadre insuffisant et imparfaitement pourvu, de moyens informatiques médiévaux. Selon l’enquête annuelle des autorités européennes sur la justice dans les États membres, on constate une fois encore cette année qu’en Belgique, le budget alloué à la justice et le nombre de juges professionnels pour 100.000 habitants sont tous deux inférieurs à la moyenne de l’Union. Dès lors, l’arriéré s’accumule. Dans les affaires civiles et commerciales, le délai moyen de traitement en première instance est de 246 jours. Pour les affaires administratives, il a même atteint 360 jours.
L’État est aveugle
Tout cela fait dire au premier magistrat du pays, le président de la Cour de cassation, Éric de Formanoir, interrogé voici quelques jours par L’Écho, que l’État est aveugle : “Les pouvoirs publics et la société ne sont pas assez conscients de l’importance fondamentale d’une justice efficace”, déplore-t-il. On le voit à Bruxelles et Anvers : une justice inefficace attire la criminalité, qui table sur davantage de probabilités d’impunité et n’hésite plus à menacer les magistrats de mort.
Une justice forte, rapide et respectée n’est pas un luxe, mais une nécessité.
Cet aveuglement a pu amener les magistrats à opérer des actions de protestation qui n’ont pas été comprises par la population, en croisant les bras lorsque le gouvernement actuel a présenté un plan d’économie qui devrait réduire la pension des magistrats de 20 à 30%. Ces actions ont été interprétées comme du corporatisme et une prise en otage des justiciables. Mais elles étaient la traduction d’une exaspération qui dépassait largement l’inquiétude sur les pensions.
C’est de considération dont la justice a besoin
Il faut être de bonne foi : l’actuelle ministre, Annelies Verlinden, semble sincèrement décidée à améliorer les choses. Elle a dévoilé cet été un plan de 150 millions d’euros pour, tout à la fois, accélérer le recrutement de magistrats, améliorer les infrastructures judiciaires, renforcer la sécurité des tribunaux, améliorer les conditions de travail et réduire la surpopulation carcérale. C’est évidemment insuffisant, de l’aveu même d’Annelies Verlinden, qui a déclaré au Nieuwsblad : “Si je fais honnêtement le calcul de ce dont la justice a besoin, j’arrive à un milliard d’euros supplémentaire.” Un milliard, voilà qui donne la mesure du gouffre à combler.
Mais au-delà de l’argent, c’est de considération dont la justice a besoin. Le silence du Premier ministre Bart De Wever, face à la demande des magistrats d’être reçus, résonne comme un mépris, un de plus, qui vient s’ajouter à l’exaspération d’une profession à bout. Il est temps que l’État ouvre les yeux. Une justice forte, rapide et respectée n’est pas un luxe, mais une nécessité. Sans elle, c’est tout l’édifice démocratique qui vacille.