Quand le sage montre la Lune, l’idiot regarde le doigt, dit le proverbe. Et dans le débat actuel sur les dépenses de défense, ne sommes-nous pas un peu trop focalisés sur le doigt – ces chiffres astronomiques qui font tourner les têtes ? À première vue, l’objectif de l’Otan – obliger ses membres à dépenser chaque année 5% du PIB, dont 3,5% pour les dépenses militaires et 1,5% pour la cybersécurité, les infrastructures et l’antiterrorisme – semble démesuré. Si les Européens avec les Britanniques portent leur budget défense au sens large à 5% du PIB, cela fait plus de 1.000 milliards par an, soit des dépenses qui dépassent celles des États-Unis (900 milliards de dollars, soit seulement 3,4% de leur PIB), éclipsent la Chine (250-300 milliards) et écrasent la Russie (120 milliards actuellement).
Pour un pays comme la Belgique, cela représenterait un budget sécurité-défense de plus de 30 milliards par an. C’est virtuellement intenable pour nous, mais aussi pour d’autres comme l’Italie, l’Espagne, la France. Même les États-Unis, souvent présentés comme le modèle à suivre, ne dépensent “que” 3,4% de leur PIB en défense, et encore, une partie de ce budget va être réallouée vers des priorités comme le contrôle des frontières. Ces annonces tonitruantes de l’Otan évoquent donc plutôt les hakas guerriers maoris, avec une part d’esbroufe destinée autant à impressionner la Russie ou la Chine qu’à galvaniser les alliés.
Ces annonces tonitruantes de l’Otan évoquent plutôt les hakas guerriers maoris.
Le débat, toutefois, n’est pas que comptable, il est aussi stratégique. Dans un monde où les cyberattaques paralysent des hôpitaux, des administrations ou des réseaux électriques, investir 1,5% du PIB dans la cybersécurité et les infrastructures critiques n’a rien d’extravagant. C’est uneassurance-vie pour des sociétés numériques, un investissement qui, accessoirement, pourrait rendre nos administrations fiscales moins sujettes aux bugs. C’est sur la composante militaire pure – les 3,5% du PIB – que le bât blesse. Pour la Belgique, passer de 1,3 à 3,5% équivaut à dépenser 13 milliards de plus chaque année. Comment convaincre des contribuables, déjà fortement sollicités (euphémisme), que cet effort est nécessaire ?
La réponse réside dans une vision économique, et donc dans des investissements publics intelligents, en ayant en tête, à chaque instant, les retombées en termes d’activité et d’emploi. Nous avons en Belgique, et plus particulièrement en Wallonie, une industrie aéronautique, spatiale et de défense qui rassemble des entreprises à très haute valeur ajoutée. Ces industries ne se contentent pas de produire des armes ; elles attirent des investissements, créent des écosystèmes technologiques et posent les bases des innovations de demain. L’histoire de la Darpa, l’agence américaine pour l’innovation et la défense, est instructive : ses investissements ont donné naissance à internet, au GPS et à des avancées médicales qui profitent à l’économie civile.
Ce ne sera ni facile ni sans douleur. Les retombées économiques ne seront pas immédiates, et les contribuables risquent de crier à l’hystérie fiscale face à des dépenses qui ne porteront leurs fruits qu’à moyen terme. Toutefois, plutôt que de paraître sidérés comme aujourd’hui, les gouvernements devraient faire preuve de pédagogie pour expliquer que ces investissements ne sont pas seulement une réponse à des menaces géopolitiques, mais un levier pour bâtir une économie plus résiliente. Car l’alternative – sous-traiter notre sécurité aux USA ou, pire, se retrouver démunis face à des puissances comme la Chine ou la Russie – serait encore bien plus chère. Dans un monde où le droit international n’est plus qu’un souvenir, où les États-Unis et la Chine jouent de leurs muscles technologiques et militaires et où, à Moscou, on rêve de reconstruire l’empire soviétique, la dépendance stratégique nous coûterait une fortune.