Paul Vacca

Comment Trump a hacké le “soft power” américain

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Le politiste américain Joseph Nye a forgé le concept de “soft power” pour définir la faculté des États à “influencer les autres par l’attraction et la persuasion plutôt que par la coercition et l’achat”. Vu sous cet angle, il apparaît évident que ce “pouvoir doux” est à des années-lumière de l’ethos de Donald Trump : lui préfère “la coercition et l’achat”, comme il l’a littéralement déclaré pour le Groenland, notamment.

Pendant longtemps, le soft power américain s’appuyait sur un récit universaliste : celui d’une nation ouverte, innovante, fondée sur la liberté, les droits civiques et le progrès. L’un des vecteurs de ce récit était évidemment Hollywood : de Singin’ in the Rain aux films Marvel, en passant par Rocky, Top Gun ou les westerns. On a souvent réduit le soft power à de la propagande. Ce qu’il est évidemment, mais pas au sens où il serait systématiquement une démarche concertée par l’État. Sa force est de répondre à une dialectique plus subtile. Car si les films nourrissent l’image de l’idéal américain, ils s’en repaissent tout autant. L’idéal US offre aux fictions une structure narrative préexistante et un imaginaire valorisant : un méta-récit sur lequel s’appuyer. Le soft power est en réalité une symbiose narrative partagée.

Ce qui peut le mieux décrire aujourd’hui ce concept établi en 1990, c’est la métaphore technologique du cloud. Comme cet espace partagé et dématérialisé, le soft power est accessible partout, sans frontière géographique, synchronisé autour de quelques valeurs cardinales (la liberté, le mérite, la démocratie, l’innovation…) et s’adaptant aux différents flux de data (films, séries, comics, musiques, discours politiques, produits dérivés…). Comme le cloud, il est coordonné sans contrôle centralisé : le réseau informel des institutions culturelles, universitaires, médiatiques, commerciales – de Harvard à Coca-Cola, en fait – contribue à entretenir la cohérence narrative du cloud.

Le Trump Chaotic Universe (TCU)

Or, avec le retour de Trump aux affaires, on assiste évidemment à un changement de logiciel narratif : fini le discours universaliste, le récit devient localiste, centré sur l’intérieur, avec des arcs narratifs identitaires et tribaux qui sapent les récits communs. L’Amérique n’est plus un projet collectif, mais une fiction centrée sur lui en quête d’un nouvel âge d’or.

Dans le “Trump Chaotic Universe” (TCU), toute contradiction devient “fake news” ou “ennemi intérieur” à abattre.

Mais au-delà du software narratif, Trump est en train de hacker l’infrastructure du soft power lui-même. Ce n’est plus un cloud narratif souverain, mais une bulle exclusive et polarisée prise en main par un écosystème éclaté, celui des réseaux sociaux Truth Social, X et de toute la nébuleuse MAGA (Make America Great Again). Ce qui était cloud devient réseau narratif privatisé, algorithmique et viral : le Trump Chaotic Universe (TCU). Cela ne se passe plus à Hollywood comme pour le Marvel Cinematic Universe (MCU), mais dans les tuyauteries des data centers. Alors que le cloud ancien cherchait la concorde jusqu’à digérer les films qui s’attaquaient à lui (de Taxi Driver à Get Out, en passant par Oliver Stone ou Spike Lee), dans le TCU, toute contradiction devient “fake news ou “ennemi intérieur” à abattre.

En hackant le cloud narratif américain, Trump pourrait toutefois rendre, magré lui, un service à Hollywood : le sortir de sa zone de ronron. À force d’optimisme creux et de recyclages sans fin, le récit hollywoodien s’est lui-même figé dans la nécrose. La contre-fiction clivante de Trump lui redonnera peut-être la tension qui lui manquait. Rêvons : la crise du récit américain pourrait alors se transformer en renaissance narrative.

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