Bruno Colmant

Stablecoins: un nouveau paradigme monétaire

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Il y a quelques années, j’avais cru et écrit que le Libra, une monnaie digitale initiée par Facebook en 2019, serait une révolution monétaire. Cette devise aurait été garantie par des placements dans diverses devises, sous forme de titres à revenus fixes et de dépôts bancaires. J’avais écrit dans l’Écho, en juin 2019, « Facebook devient un État. En avril 2018, le CEO de Facebook avait dit : “Facebook is more like a government than a traditional company”… c’est un nouvel ordre moral et marchand… avec le Libra, le capitalisme crée sa propre monnaie privée, mondialisée et digitale ». L’idée fut finalement abandonnée, et mon intuition contrariée. Cependant, cette dernière n’était peut-être pas si erronée, car les stablecoins privés américains fonctionnent sur un modèle similaire.

Aujourd’hui, les stablecoins privés, tels que l’USDT (Tether) et l’USDC (Circle), font écho à cette vision, mais de manière détournée. Ces jetons numériques, adossés à des bons du Trésor américain, créent l’amorce d’une monnaie parallèle. Contrairement aux dollars traditionnels, qui ne rapportent rien sauf s’ils sont investis, les stablecoins génèrent des rendements pour leurs émetteurs via les intérêts des bons, sans bénéfice direct pour les détenteurs. En stimulant la demande de bons du Trésor, ils financent indirectement la dette publique américaine.

Initialement, les États-Unis semblaient pencher pour une monnaie numérique de banque centrale (CBDC), permettant aux citoyens d’avoir des comptes directs à la Federal Reserve, centralisant ainsi la monnaie sous contrôle étatique. Cependant, l’administration Trump semble promouvoir les stablecoins privés, favorisant la dollarisation mondiale et le refinancement de la dette via les achats de bons du Trésor par leurs émetteurs.

Mais L’essor fulgurant de ces stablecoins, illustré par la valorisation de Circle après son entrée en bourse, soulève des questions majeures : comment les autorités réguleraient-elles cette émission monétaire privée ? La Federal Reserve pourrait-elle voir ses prérogatives partiellement privatisées ? Les stablecoins sont-ils une manière indirecte de monétiser la dette, évitant la création monétaire classique ? Quel serait l’impact sur le dollar traditionnel si leur usage explosait ? Leur parité 1:1 avec le dollar tiendrait-elle si des actifs risqués, comme des actions, remplaçaient les bons du Trésor ? Il est évident que les stablecoins, comme influencent les marchés traditionnels en achetant massivement des titres de dette américaine à court terme, créant des risques de volatilité si des retraits massifs surviennent. Leur opacité et leur croissance rapide compliquent la politique monétaire et menacent la stabilité financière mondiale.

Ces enjeux touchent à la notion de cours légal, définie par l’économiste allemand Georg Friedrich Knapp en 1905 dans Théorie étatique de la monnaie. Il soutenait qu’une monnaie n’a pas besoin de valeur intrinsèque si l’État l’impose. Les stablecoins, bien que privés, pourraient donc gagner une reconnaissance légale par leur adoption massive, soutenue par des partenariats avec Visa ou Coinbase, créant un nouveau paradigme monétaire.

Une question incidente se pose, à savoir l’effet de ces stablecoins sur l’inflation puisqu’il s’agit d’une nouvelle création monétaire, comparable à celle effectuée par les banques centrales lorsqu’elles achètent des obligations d’État. Cet effet n’est ni direct ni certain. Si les stablecoins restent marginaux ou spéculatifs, leur influence sera minime. En revanche, une adoption massive comme moyen d’échange pourrait augmenter la vitesse de circulation de la monnaie et, dans certaines conditions, stimuler l’inflation. Cependant, leur stabilité, due à leur ancrage à des bons du Trésor, pourrait aussi freiner l’inflation dans des contextes économiques instables. Tout dépend donc de leur usage, de leur régulation et des réactions des autorités monétaires.

À terme, les stablecoins pourraient néanmoins former un circuit bancaire parallèle, avec dépôts et prêts hors des banques traditionnelles, posant des défis réglementaires et des risques de stabilité si la confiance en leurs réserves vacille. Ainsi, les CBDC nationalisent la monnaie sous contrôle public, tandis que les stablecoins la privatisent, reflétant une transformation profonde où monnaies publique et privée coexisteraient, redéfinissant confiance et souveraineté. Mais il n’y a pas que les stablecoins : un nouvel écosystème monétaire s’installe, avec des monnaies digitales, des tokenized T-bills, etc.

Mais une chose est certaine : nous ne sommes pas prêts à cette révolution monétaire, et nos autorités de contrôle encore moins.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content