Amid Faljaoui

Solvay, scission et bonus : regards croisés sur la récompense d’une CEO

En Belgique, comme en France d’ailleurs, on n’aime pas les personnes qui gagnent trop d’argent, sauf si ce sont des sportifs. En revanche, si ce sont des dirigeants d’entreprises, malheur à eux ou à elles, c’est tout de suite l’opprobre publique.

Vu de la planète Mars, ce comportement semble curieux. Cela revient à fermer les yeux sur des salaires extrêmes de footballeurs qui donnent certes du plaisir à leurs spectateurs, mais qui ne créent aucune valeur pour la société. En comparaison, les dirigeants de certaines grandes entreprises emploient des milliers de personnes, paient des impôts et des cotisations sociales dans le pays du siège d’exploitation. Par contraste, ces mêmes footballeurs sont souvent payés dans des paradis fiscaux et n’hésitent pas à devenir résidents de ces paradis fiscaux pour échapper à l’impôt.

Je mentionne ce sujet en cette fin d’année, car la scission en deux entités d’un de nos fleurons industriels, la firme Solvay, a été une réussite complète. Aujourd’hui, la valorisation combinée des deux nouvelles entités est nettement supérieure à celle du groupe avant l’opération. Cela peut sembler technique, et ça l’est en réalité. Scinder en deux entités un conglomérat n’est pas simplement découper une feuille A4 en deux et dire à telle filiale d’aller à droite et telle filiale d’aller à gauche. C’est infiniment plus complexe, et peu de dirigeants de grandes entreprises sont capables de mener à bien une telle opération.

D’ailleurs, la raison principale de ces scissions d’entreprises est que la Bourse n’aime plus trop les conglomérats. Elle préfère les entreprises actives dans une seule activité, que l’on appelle des “pure players” dans le jargon boursier. Ainsi, chez Solvay, la CEO Ilham Kadri a réussi la scission de son entreprise. La Bourse a même salué cette opération menée de main de maître. Cependant, cette CEO énergique a eu le malheur de recevoir 12 millions d’euros de bonus de la part de son conseil d’administration pour avoir mené à bien cette opération.

Plusieurs articles en Belgique, rédigés par des personnes qui n’ont jamais dirigé une entreprise de leur vie, se sont demandés si ce montant n’était pas excessif et s’il n’envoyait pas un signal négatif à la population. Je vous épargne d’autres commentaires puisés dans l’évangile de la jalousie. Soyons clairs, je n’ai jamais reçu de bonus de 12 millions, et mon métier ne le justifie pas. Cependant, ce montant ne m’a pas choqué. D’abord, parce que c’est le conseil d’administration d’une société privée qui l’a octroyé pour une mission qu’il estime très bien accomplie. Qui suis-je pour discuter le bien-fondé de cette décision qui ne lèse personne et sur ce bonus qui va être fiscalisé, à l’inverse des salaires exorbitants de nos footballeurs?

Ensuite, il suffit de regarder le cours de bourse des deux nouvelles entités issues de la scission de Solvay. Elles ont permis aux actionnaires de Solvay de gagner en quelques jours des milliards d’euros. Donner 12 millions d’euros à quelqu’un qui vous en fait gagner des milliards ne semble pas exagéré. Et puis, imaginons que les commentateurs qui ont critiqué le bonus d’Ilham Kadri étaient américains et non belges. Qu’auraient-ils écrit? Que c’est formidable de récompenser une femme qui est née dans un milieu ultra modeste au Maroc, qui a décroché sans l’aide de personne un doctorat en sciences en France, qui a travaillé aux États-Unis et qui a été nommée à la tête de Solvay, l’une des plus anciennes sociétés de Belgique? Une société dont les actionnaires sont issus des plus grandes familles belges catholiques et souvent de la noblesse.

Bref, les Américains auraient fait de ce parcours des quartiers pauvres de Casablanca à la tête d’un fleuron industriel européen, au minimum un reportage ou un film sur la réussite d’une femme qui cite toujours sa grand-mère illettrée. Celle-ci lui disait qu’à l’époque au Maroc, on apprenait aux jeunes filles qu’il n’y a que deux voies : la première mène de la maison de leur père à celle de leur mari, et la deuxième mène à la tombe. Sa grand-mère ne trouvait pas ça très sexy et lui a conseillé de se diriger vers une troisième voie. Et c’est ce qu’elle a fait avec brio. Cependant, pour certains, la seule chose qui compte, c’est le montant de son bonus. Pour ma part, comme j’ai gardé une âme d’enfant, je préfère regarder le parcours exceptionnel d’une femme partie de rien, et garder à l’esprit un autre adage que doivent méditer toutes les personnes qui osent sortir du cadre, à savoir : les ratés ne te rateront pas.

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