Paul Vacca

Peut-on échapper au “bullshit” managérial?

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Comme l’explique le Suisse Christophe Genoud, le “bullshit” managérial se révèle inefficace dans la plupart des cas, mais pas inoffensif. Par ses vertus performatives et ses effets de halo, il est en réalité parfaitement toxique…

S’attaquer au “bullshit” est une tâche herculéenne. Non seulement, il se niche dans tous les interstices de notre quotidien, mais il est par essence insaisissable. C’est ce que démontrait magistralement Harry Frankfurt, un universitaire américain, dans On bullshit, court ouvrage sorti en 1984.

Dans cette thèse-canular qui eut un immense succès, l’auteur définissait le bullshit non pas comme un mensonge identifiable – le menteur, précisait-il, croit dans la vérité puisqu’il décide de l’enfreindre – mais comme une indifférence à la réalité. En se mettant hors du champ de la réalité, le bullshit devient dès lors très difficile à réfuter rationnellement.

Connerie? Baratin? Fadaises? Foutaises? Pipeau? Le bullshit est un peu tout cela.

Un concept poisseux compliqué à traduire aussi. Connerie? Baratin? Fadaises? Foutaises? Pipeau? Le bullshit est un peu tout cela, sans qu’aucun de ces termes ne soit en mesure de recouvrir parfaitement son champ d’action. Je le compare personnellement à du slime, cette matière verte gluante qui sévit dans le film Flubber, ou au blob, ce pseudo-champignon qui passe par différentes formes au cours de son cycle biologique. Face à lui, on est obligé d’abandonner tout espoir de guerre frontale, totale ou chirurgicale, et contraint à une guérilla toujours incertaine.

C’est cette guérilla héroïque que mène courageusement Christophe Genoud dans Leadership, bonheur au travail, agilité – Bullshit! , un essai publié chez Vuibert. Cet enseignant à la Haute Ecole de Gestion de Genève et auteur d’un blog pétillant dans le quotidien suisse Le Temps s’attaque à travers cet ouvrage à une sous-partie du bullshit, celle qui sévit dans le monde du travail et qu’il nomme “le bullshit managérial”.

Or on voit très vite que cette sous-partie est en réalité aussi grande que le tout. Un univers qui embrasse aussi bien le leadership, les organisations libérées, le bonheur au travail, l’agilité, la bienveillance, les mindsets, le développement personnel ou le design thinking… Un big bang en constante expansion.

Dans cette expédition, Christophe Genoud traque les fausses évidences, les analogies foireuses, les extrapolations moisies, toutes les illusions de rationalité et les faux nez scientifiques qui sévissent en nombre dans le corpus du “bullshit managérial”. Et qui élèvent au rang de dogmes des notions aussi discutables que la zone de confort, la bienveillance, l’agilité, l’innovation, le changement…

Il déconstruit ce corpus en guérilléro aguerri doté d’une solide expérience des structures de management, d’une vaste érudition et d’un humour cinglant qui font de ce livre une lecture non seulement utile mais jouissive.

Ces cadres sont d’autant plus pernicieux qu’ils avancent sous le masque souriant de la bienveillance.

Pour autant, si Genoud s’attaque avec espièglerie à ces notions bancales, ce n’est pas par pur plaisir intellectuel. Car il est faux de penser que parce que le bullshit managérial se révèle inefficace dans la plupart des cas, il serait inoffensif.

Par ses vertus performatives et ses effets de halo, ses discours creux se révèlent en réalité parfaitement toxiques. Par leur capacité à construire des cadres mentaux ou des process propres à fourvoyer les organisations, aliéner les équipes, voire à nier les individus. Cadres d’autant plus pernicieux qu’ils avancent sous le masque souriant de la bienveillance.

Plutôt qu’un démolissage systématique, ce livre nous invite plutôt à rester éveillé face aux sirènes du bullshit auxquelles nous pouvons tous succomber à un moment où à un autre. La vertu de ce livre est d’offrir un nouveau cap.

Au fil de ses critiques, aussi pertinentes qu’impertinentes, Genoud y dessine une vision de ce que pourrait être un management humain et humaniste si, débarrassé de ses oripeaux “bullshitesques”, il retrouvait la pureté de ses missions.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content