Donald Trump n’a jamais caché qu’il aimait les “deals” spectaculaires. Mais le dernier en date a de quoi surprendre même les observateurs aguerris de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Nvidia et AMD, deux géants américains qui fabriquent les puces électroniques les plus avancées au monde — celles qui alimentent l’intelligence artificielle et les supercalculateurs — viennent d’obtenir le droit de continuer à vendre à la Chine. Une victoire pour eux, pensez-vous ? Pas vraiment. Car ce droit a un prix exorbitant : 15% de leurs ventes devront aller directement dans les caisses de Washington.
Faites le calcul. Pour Nvidia, dont les ventes en Chine sont estimées à 23 milliards de dollars, cela représente plus de 4 milliards de dollars par an de revenus supplémentaires pour le gouvernement américain. Un jackpot arraché non pas par l’innovation ou la compétitivité, mais par la signature d’un décret présidentiel.
Et c’est là que l’histoire prend une tournure déroutante. Ce prélèvement n’est pas une taxe classique ni un droit de douane traditionnel. C’est une rente sélective. Elle ne s’applique pas à toutes les entreprises, ni à tous les secteurs : elle vise deux acteurs bien précis, dans un domaine jugé stratégique. Autrement dit, l’accès à un marché étranger — la Chine — devient une faveur politique monnayable. Ce n’est plus du capitalisme tel que nous l’avons connu. C’est autre chose.
Les plus cyniques diront que Trump a réussi un coup de maître : préserver les exportations de ses champions tout en remplissant les caisses de l’État. Mais les libéraux purs et durs, eux, devraient s’inquiéter. Car dans ce modèle, les règles du jeu ne sont plus fixées par un marché ouvert et transparent, mais par la volonté discrétionnaire d’un pouvoir politique. On n’achète plus un droit de vendre avec ses qualités industrielles, mais avec un chèque versé au “seigneur” du moment.
Oui, vous avez bien lu : un seigneur. Car cette affaire ressemble moins à une politique moderne qu’à une réminiscence du Moyen Âge. À l’époque, les marchands qui voulaient vendre leurs produits devaient payer un droit d’étalage au seigneur local pour avoir accès au marché. Le seigneur ne produisait rien, mais il contrôlait la porte. Sans son autorisation — et sans son tribute, sa dîme — pas de commerce possible.
Eh bien, nous y sommes. Washington est devenu le seigneur. Nvidia et AMD, les marchands-vassaux. La Chine, une ville fortifiée à laquelle on n’accède qu’après avoir réglé le péage.
Un économiste de gauche, Yanis Varoufakis, a d’ailleurs théorisé ce phénomène dans un livre au titre évocateur : Technofeudalism. Pour lui, nous ne vivons plus dans un capitalisme pur, mais dans un système où le pouvoir économique ne vient plus seulement de produire, mais de posséder les portails par lesquels transitent les richesses. Amazon, Apple, Google : tous sont devenus des seigneurs modernes. Ils ne produisent pas forcément eux-mêmes, mais ils possèdent la porte d’entrée. Et ils prélèvent leur dime : 30 % pour l’App Store, commissions pour Amazon, etc.
Dans ce système, les autres acteurs, même les multinationales, deviennent des serfs. Ils produisent, mais doivent reverser une part de leurs revenus pour avoir le droit d’exister. Varoufakis parle de techno-féodalisme parce que cette logique de rente ressemble plus à l’économie médiévale qu’au capitalisme industriel.
Et voilà que Donald Trump en donne une version géopolitique. Jusqu’ici, les seigneurs étaient surtout les plateformes numériques. Désormais, l’État américain s’arroge le rôle de gardien de portail, monnayant l’accès à un marché stratégique. Le parallèle est frappant : le Moyen Âge revient, mais avec des puces de 5 nanomètres.
Est-ce du capitalisme d’État ? Du protectionnisme maquillé ? Ou tout simplement la confirmation que Varoufakis a raison : nous sommes entrés dans une nouvelle ère économique ? Chacun jugera. Mais une chose est sûre : pour Nvidia et AMD, leur avenir en Chine ne dépend plus seulement de leur avance technologique, mais de leur capacité à rester dans les bonnes grâces du seigneur de Washington.
Et ça, que l’on soit libéral ou interventionniste, devrait tous nous faire réfléchir. Car si demain, l’accès à d’autres marchés — l’Europe, l’Inde, le cloud mondial — se négocie sur le même mode, nous ne vivrons plus dans une économie de libre-échange, mais dans un monde de licences marchandes. Et dans ce monde, l’innovation comptera toujours, mais moins que la loyauté envers celui qui détient la clé.
Voilà pourquoi, au-delà du coup de communication de Donald Trump, ce deal mérite notre attention. Parce qu’il illustre une mutation silencieuse : l’économie n’est plus seulement affaire de marchés. Elle redevient affaire de seigneurs, de portes… et de tributs.