Bruno Colmant
Modèle économique et mobilité du travail
Qu’est-ce que l’État providence, parfois qualifié d’État social? Cette notion comprend deux acceptions, à savoir l’État providence d’Otto von Bismarck (1815-1898), fondé en Allemagne par les lois de 1880, et l’État providence beveridgien (ou Welfare State), du nom de son inventeur, l’économiste travailliste anglais William Beveridge (1879-1963). Il s’agit d’une forme d’organisation qui dote les États de larges compétences en vue d’assurer des fonctions sociales au bénéfice de leurs citoyens.
Dans son rapport intitulé Report to the Parliament on Social Insurance and Allied Services de novembre 1942, William Beveridge préconisait que chaque citoyen en âge de travailler paye des cotisations sociales afin de profiter en retour de prestations en cas de maladie, invalidité, chômage, retraite, etc. L’économiste anglais voulait lutter contre cinq maux : pauvreté, insalubrité, maladie, ignorance et chômage. C’est donc un système opposé à la conception libérale d’un État dont les fonctions régaliennes se limitent à la protection des biens et des personnes, à l’ordre public et à la sécurité. Otto von Bismarck avait imaginé un système de cotisations sociales qui ouvrirait droit à la pension tandis que William Beveridge imaginait un système de protection universelle.
L’État providence et le néolibéralisme sont deux modèles non miscibles, car ils confrontent, parmi leurs nombreuses oppositions sociopolitiques, deux rapports antagonistes au temps, d’origine lointainement religieuse : le capitalisme anglo-saxon (de nature originellement protestante) actualise, de manière inductive et exploratoire, le futur en l’anticipant, tandis que l’État providence européen (d’essence catholique) partage la valeur du temps accompli de manière déductive. Les pointes des deux flèches du temps se font face.
Pourquoi n’avons-nous pas réalisé que cette confrontation de modèle percuterait nos équilibres sociopolitiques ? Parce que la plongée dans le capitalisme anglo-saxon fut lente, insidieuse et composée d’une multitude d’ajustements, de microsynchronisations conduisant à de nouveaux agencements sociotechniques. Ce fut une période de désinhibition idéologique qui a conduit une technocratie à postuler, à tort, la supériorité des mécanismes de marché sur le pilotage étatique.
Bien sûr, il serait incorrect, en pointant une typologie spécifique du capitalisme, d’exclure toutes les autres réalités ayant joué un rôle dans les bouleversements qui affectent nos communautés. Il s’agit probablement d’un mouvement d’ensemble qui inclut une interrogation sociétale par rapport à la déterritorialisation du travail liée aux flux de la mondialisation.
L’exigence de mobilité du travail est probablement le facteur qui possède la plus puissante valeur explicative pour singulariser les différences entre le néolibéralisme et l’État providence. Il y a bien sûr la mobilité géographique, plus restreinte en Europe par rapport aux États-Unis qui est un pays-continent presque monolingue, en mouvement entre deux continents et deux frontières et fondé sur la migration. Mais c’est surtout la mobilité culturelle et éducationnelle qui est discriminante et qui conduit à la privatisation des services publics (écoles, universités, soins de santé) dans les pays anglo-saxons.
Le néolibéralisme n’est pas compatible avec l’État providence
Le néolibéralisme n’est donc pas compatible avec l’État providence qui est fondé et entretient la stabilité spatio-temporelle du facteur de production travail, sachant néanmoins que cette mobilité du travail n’est pas accessible à tous. On le constate : le travail européen est resté domestique pour de nombreuses raisons : aptitudes linguistiques, traditions culturelles, contextes éducatifs et socioéconomiques différents, etc. L’État providence reflète et entretient l’immobilité du travail, contrairement aux économies anglo-saxonnes, et surtout américaine, fondées sur la transhumance professionnelle. Les États-Unis sont un pays de pionniers qui ont migré de l’est vers l’ouest.
Aujourd’hui, les Américains distinguent d’ailleurs eux-mêmes les anywhere (nomades) et les somewhere (sédentaires), selon la capacité des individus à se mouvoir dans l’économie numérique et à se dissocier de leur ancrage territorial. Les somewhere sont évidemment les perdants assumés de la mondialisation. On comprend combien cette nécessité de mobilité crée l’anxiété sociale dans une économie mondialisée, d’autant plus que le travail « ubérisé » est émietté, invisible et non valorisé. C’est un travail fracturé qui ne s’inscrit plus que dans les anfractuosités de la numérisation.
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