Bruno Colmant
L’impasse écologique et économique du capitalisme agricole
Ce qui s’est passé avec les manifestations d’agriculteurs au début du mois de février était parfaitement prévisible : une manifestation, légitime et forte, d’une profession qui exprime sa colère, des tracteurs dans les rues, un silence assourdissant des responsables politiques face à leur propre impuissance, des tracteurs retournant aux exploitations, et un espace médiatique ensuite saturé.
Par qui ? Par ces mêmes responsables politiques dont les interventions médiatiques rétrospectives ne rassurent qu’eux-mêmes et quelques penseurs de l’écologie dont la seule activité est de courir de colloques en symposiums (en business class, avec chauffeurs et hôtels 5 étoiles) et de plateaux télévisés en chroniques nerveuses tout en regardant très soigneusement le décompte de leurs droits d’auteur et en facturant leurs interventions tout en plaidant la décroissance… pour les autres. L’altruisme, oui, mais en monnaies très sonnantes et peu trébuchantes. Et croyez-moi : les non-militants qui parlent trop d’écologie explosent leur empreinte carbone.
Mais alors, quel est le problème ? C’est celui d’une opposition entre les contraintes environnementales, au sens large, et les contraintes de rémunération du capital et du travail. Le capitalisme est une machine qui broie la concurrence. Pourquoi ? Parce que chaque entreprise cherche à imposer un monopole (de prix, de zone géographique, de segment de clientèle, etc.) géotemporel pour en tirer une rente bénéficiaire qu’on qualifie de rente de monopole. C’est pour cette raison que la libéralisation des marchés conduit à leur concentration, facilitée par la mondialisation. C’est donc une course au gigantisme qui conduit à des concentrations dans toutes les strates de la chaîne alimentaire : le marché occidental des céréales est dominé par quelques groupes immenses (qu’on qualifie souvent de « Big Four » ou des ABCD pour Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill, et Dreyfus), qui répondent à de grands groupes alimentaires qui imposent leurs prix à des groupes de distribution, eux-mêmes à la recherche de concentration par de gigantesques centrales d’achat destinées à soutenir leurs marges, très faibles d’ailleurs. Les entreprises de fret sont elles-mêmes en oligopole. Même mes agriculteurs qui ont manifesté sont souvent issus de grandes exploitations, ce qui explique la taille et la qualité de leur matériel.
Bref, c’est une bulle économique en concentration, où les oligopoles répondent aux oligopoles dans un mouvement de domination caractérisé par des recherches d’économies d’échelle, et donc de réduction absolue des coûts, puisque ces entreprises, souvent cotées en bourse, sont contraintes par des exigences de rentabilité actionnariale qui, on le pressent, ne relèvent pas de la philanthropie.
Mais nous, consommateurs, sommes aussi des passagers non clandestins de ce mouvement capitaliste. Nous cherchons le prix le plus bas, souvent au détriment de la qualité, car les produits bio ou de circuit court ne sont pas abordables pour tous. D’ailleurs, les publicités des grands magasins insistent toujours sur le prix. Le prix, et encore le prix. Et nos habitudes de consommation entraînent donc une chaîne d’oppression économique dont nous sommes les bénéficiaires et les victimes. Nous savons que les aliments hyper-processés et addictifs nous tuent, mais notre instinct de survie est dominé par nos tristes pulsions. Face à cela, et de manière contradictoire, les consommateurs, dont le pouvoir d’achat des moins nantis est à risque, doivent orienter leur consommation vers les produits de ces oligopoles, tandis que seuls les consommateurs les plus aisés peuvent se permettre une nourriture de meilleure qualité, puisque les circuits courts et les produits locaux ne relèvent pas d’ogres capitalistiques et sont dispersés dans une rude concurrence parfaite.
Si on transposait le message de Marx et d’Engels dans le Manifeste du Parti communiste, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », on écrirait « Consommateurs de tous les pays, ressaisissez-vous ». En consommant des produits locaux, de circuits courts, pour ceux qui peuvent se le permettre (car la pauvreté alimentaire est une réalité que les bons sentiments ne gomment pas).
Ce qui me conduit à l’idée que nous sous-estimons la puissance de négociation des consommateurs si nous intégrons plus de sagesse, de tranquillité et de sobriété. Et cela nous force aussi à reconnaître qu’une partie de la population, que j’estime à 30 %, ne peut pas se voir imposer des contraintes écologiques trop fortes, car cela impacte leur pouvoir d’achat, déjà insuffisant.
Et on en arrive inévitablement à la triste conclusion que notre système d’économie marchande, ou plutôt ses dérives dont les inégalités salariales, est incompatible avec les contraintes écologiques. C’est là, et pas ailleurs, que se situe le problème.
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