Derrière la tornade orange, il y a bien d’autres signes qui montrent que l’Amérique est en train d’abandonner sa fondatrice middle class. Pour cela, il suffit d’aller faire un tour dans un parc Disney. Ou de lire, comme nous le propose le New York Times, l’expérience de Scarlett Cressel, une conductrice de bus scolaire, qui après des années d’économies a pu offrir à sa famille un voyage à Disney World. Malgré la planification minutieuse, son séjour a été marqué par les inégalités engendrées par le nouveau système de réservation. Ne pouvant se payer un hôtel Disney ou des pass premium, elle a dû composer avec des files d’attente interminables et renoncer à nombre d’attractions hors budget.
Banal phénomène de premiumisation, me direz-vous ? Après tout, la tarification à plusieurs niveaux ne permet-elle pas justement à tous de vivre cette expérience suivant ses moyens ? D’ailleurs, tout le monde s’y est mis : les banques, les hôtels, les compagnies aériennes, les plateformes… Alors pourquoi pas Disney ?
Sauf que voilà : Disney n’est ni une compagnie aérienne ni une banque. Elle a fondé sa fortune sur son accessibilité à toutes les familles américaines, proposant un espace où riches et moins riches vivaient la même expérience – pas des expériences différenciées. D’ailleurs, Walt Disney voulait que “tout le monde soit un VIP”. Aller à Disneyland ou Disney World, c’était une forme de rite démocratique : en Cadillac ou vieille Chevrolet, tout le monde partageait la même file d’attente et la même magie.
Mais depuis les années 1990, et surtout après la pandémie, l’entreprise s’est laissée séduire par les vertus de la premiumisation : en allant chercher l’argent là où il se trouve, multipliant les options haut de gamme avec des suites à 3.000 dollars la nuit, des repas gastronomiques à plus de 1.200 dollars ou des pass coupe-files dépassant parfois 400 dollars. Le système gratuit de coupe-file FastPass a été abandonné en 2021, remplacé par des options payantes comme Lightning Lane ou Premier Pass.
Or, si vendre la magie par stratification constitue un gain financier certain, cela engendre en revanche une perte symbolique. Au-delà de son image, c’est son fonds de commerce même qui se trouve corrodé : le business de Disney est de fabriquer des récits, qu’il le fasse à travers des films, des parcs ou des produits dérivés. Et depuis Blanche-Neige, Pinocchio ou Dumbo, le succès de Disney s’est fondé sur des récits universels, où chacun se reconnaissait, surmontait ses faiblesses et réussissait. Comme Mickey Mouse, né pendant la Grande Dépression (1928), l’avatar même de l’underdog qui s’en sort quelles que soient les difficultés. Et les parcs, c’était Main Street, U.S.A : l’incarnation concrète et visible de la middle class idéalisée en petite ville américaine où tous sont égaux et heureux.
Si vendre la magie par stratification constitue un gain financier certain, cela engendre en revanche une perte symbolique.
En cela, Disney agissait comme un baume culturel au struggle for life, où chacun doit se battre pour se faire sa place, en proposant sa version alternative, enchantée et dépolitisée de l’American Dream : Le Livre de la jungle plutôt que la loi de la jungle.
La premiumisation, boostée par la Bourse, la technologie et les datas, expose désormais la polarisation sociale à ciel ouvert dans ses parcs et son expérience stratifiée : frustration pour les classes moyennes ; rêve premium pour les plus riches. Fini le rôle d’édulcorant du darwinisme social, il en devient un révélateur.
“When You Wish Upon a Star” – si tu fais un vœu, tout est possible – chantait Pinocchio en 1940… Attention, chez Disney, le vœu existe toujours. Mais il vous faudra désormais choisir votre version en fonction de vos moyens : basique, Premier, VIP ou Infinite.