Nous avons connu le spam des années 2000. C’était grotesque, ennuyant et inefficace. Mais ce n’était rien. Une plaisanterie. Ce qui arrive est autrement plus insidieux, plus dangereux, plus civilisationnel : le spam d’intelligence.
L’intelligence, naguère rare, hiérarchique et aristocratique, devient gratuite. Produire un texte brillant, un rapport de 100 pages sur le viol comme arme de guerre en Ethiopie ou une dissertation hégélienne sur le malheur, prend désormais quelques secondes et exige zéro effort. Les IA génératives comme ChatGPT déversent des océans de pertinence sur tous les sujets. Ces modèles n’ont pas seulement lu tous les livres, ils les ont digérés et analysés. Ils savent écrire comme Flaubert, penser comme Clausewitz et prévoir comme un Ray Kurzweil sous amphétamines. Ce qui se raréfie n’est plus le contenu, c’est le temps de cerveau disponible. La tension s’inverse. Le goulet d’étranglement, ce n’est plus l’offre intellectuelle, c’est la capacité d’absorption humaine. Nos cerveaux deviennent “has been“.
Le talent devient scalable. Le génie devient commoditisé. L’exceptionnel devient l’ordinaire. Le prix Nobel est dans votre poche et il travaille 24 heures sur 24. Dario Amodei, PDG d’Anthropic, le grand concurrent de ChatGPT renchérit : “Les systèmes que nous construisons apprendront plus vite que n’importe quel chercheur humain et découvriront des traitements que nous n’aurions jamais pu imaginer seuls. Fin 2026, on mettra l’équivalent de milliers de prix Nobel scientifiques dans un seul serveur informatique”. Autrefois, il fallait des années pour écrire Homo Deus. Demain, 10.000 livres brillants naîtront chaque seconde. Tous bien charpentés. Tous bien écrits. Tous pertinents. Aucun ne sera lu. Bienvenue dans l’ère du bruit intelligent.
Il est vital de penser l’intelligence comme nuisance potentielle. Il faut créer des pare-feu cognitifs.
Ce spam cognitif n’est pas seulement une nuisance. Il est une crise pour l’élite intellectuelle. Le monopole de l’intelligence, le pilier de l’autorité politique, culturelle et stratégique s’effondre. Le leader ne peut plus se réfugier derrière la rareté de sa matière grise puisque ses assistants cognitifs savent déjà tout. La profusion de bons rapports rendra la prise de décision plus difficile. La conséquence ? Une société paralysée par l’abondance de bonnes idées. Un monde où le vrai pouvoir ne réside plus dans la production d’intelligence, mais dans l’architecture de filtres, dans la “curatocratie”. Savoir quoi ne pas lire, quoi ignorer, quoi éteindre. Le nouvel aristocrate n’est plus celui qui pense, mais celui qui trie. Le moine copiste est remplacé par l’ermite qui ferme ses onglets. La “curatocratie” inaugure le règne de ceux qui trient et le pouvoir passe de la production à la sélection, du penseur vers l’éditeur algorithmique.
Face à ce tsunami, les organisations sont mal préparées. Elles croient encore qu’un bon rapport vaut quelque chose. Elles n’ont pas compris que le problème n’est plus comment produire du savoir, mais comment survivre à l’orgie de savoir. Les entreprises devront devenir des écosystèmes de filtrage, pas des usines à slides. Il est vital de penser l’intelligence comme nuisance potentielle. Il faut créer des pare-feux cognitifs. Il faut forger une hygiène mentale contre la surcharge intellectuelle. Nous devons apprendre à penser moins, mais mieux.
Nous n’avons jamais autant produit d’intelligence. Et jamais été aussi vulnérables à son trop-plein. Demain, le défi ne sera pas d’avoir raison. Tout le monde aura raison. Le défi sera d’exister au milieu de milliards de raisons concurrentes.