Dans quelques jours, je publie mon dernier essai « Donald Trump : le spectre d’un fascisme numérique ». C’est un texte qui traite, de manière profonde et historique, tout en le mêlant à mon histoire américaine, de cette gigantesque fracture américaine. En effet, le trumpisme n’est pas un phénomène de surface, mais l’expression percutante de fractures profondes qui fissurent la société du pays, amplifiées par les grandes entreprises technologiques et menaçant une dérive aux accents autoritaires.
Trois ruptures majeures en constituent le terreau.
Premièrement, le bouleversement démographique redéfinit le visage de la nation. La perte de la centralité d’un segment de population autrefois majoritaire, passé d’une écrasante proportion à une simple majorité relative en quelques décennies, engendre une guerre culturelle et identitaire. Un slogan de campagne, évoquant la restauration d’une grandeur passée, incarne cette nostalgie d’une hiérarchie sociale et identitaire révolue, mobilisant une base en quête de revanche où l’anxiété économique masque souvent un ressentiment plus profond.
Deuxièmement, l’échec du rêve national de prospérité révèle une fracture socio-économique et culturelle déchirante. La stagnation des salaires, l’inaccessibilité du logement, une terrible crise de santé publique impliquant des substances addictives (causant des centaines de milliers de morts et dévastant les anciennes régions industrielles), la précarité croissante des formes de travail indépendantes, et la prolifération des armes à feu (atteignant un niveau sans précédent de plus d’une arme par habitant) illustrent le délitement du contrat social. Cette réalité crée un fossé abyssal entre les gagnants mobiles de la mondialisation et les perdants sédentaires et dévalorisés des régions délaissées, dont le sentiment d’humiliation est transformé en une fureur politique.
Troisièmement, l’immigration est instrumentalisée comme catalyseur des peurs et frustrations. Alimentée par un courant idéologique ancien opposé aux nouveaux arrivants, elle est perçue comme une menace économique et culturelle. Donald Trump exploite cette histoire profonde — le sentiment d’abandon des classes populaires se sentant délaissées par le système — transformant l’angoisse en une loyauté quasi tribale.
Ces dynamiques sont amplifiées par la domination des grandes entreprises technologiques. Leur capacité à analyser et manipuler les émotions collectives, à créer des bulles de réalité et à diffuser la désinformation (par exemple, à travers des récits conspirationnistes) fournit au pouvoir populiste des outils de contrôle social d’une efficacité inédite. L’individu engagé politiquement se mue en consommateur numérique, asservi à la consommation et à une atomisation sociale anxiogène, où la gouvernance par les algorithmes érode l’intérêt public et la cohésion sociale, conduisant à la violence.
Donald Trump incarne cette dynamique. Son succès repose sur un charisme répondant au besoin d’une figure paternelle autoritaire pour les sédentaires du pays, transformant l’humiliation en colère fière. Il a réussi un renversement dialectique en persuadant les perdants qu’ils sont en réalité les vainqueurs légitimes, spoliés par une élite mondialiste corrompue – ironie suprême, car il incarne lui-même l’archétype du gagnant globalisé qu’il prétend combattre.
Ce phénomène a des racines historiques, s’inscrivant dans une lignée populiste. Dès le début du 19e siècle, de profondes colères populaires ont secoué le pays, exprimant un rejet farouche des élites urbaines et financières, perçues comme corrompues et déconnectées des réalités du peuple, des fermiers et des artisans. Ces colères prirent racine dans un sentiment généralisé de dépossession économique et politique, exacerbé par des crises financières et la conviction que le pouvoir était concentré dans les mains d’une aristocratie privilégiée. Le président Andrew émergea alors, incarnant le porte-voix d’une nation plus authentique, fondée sur l’individualisme, l’autonomie et une suspicion viscérale envers toute forme de pouvoir centralisé. Ce populisme agrarien nourrissait un fervent nationalisme, où l’identité était ancrée dans les valeurs du travail, de la simplicité et de l’intégrité, par opposition à la complexité et la corruption des centres urbains.
Aujourd’hui, ces tensions révèlent une dynamique récurrente dans l’histoire nationale, où les désillusions économiques et les ressentiments culturels peuvent cristalliser autour de Donald Trump promettant de rendre sa grandeur à un peuple se sentant oublié et trahi.
L’assaut du siège législatif en janvier 2021, incité par le dirigeant et ses allégations infondées de fraude électorale, et les grâces massives des émeutiers accordées plus tard, représente un moment charnière où la démocratie a vacillé. Ce tournant marque une démocratie fragilisée, menacée par la post-vérité et une normalisation de la catastrophe, où la répétition de l’inacceptable le rend acceptable.
Le paysage médiatique est dominé par un petit nombre de milliardaires et de puissantes plateformes technologiques, ce qui exacerbe la polarisation. Au lieu d’une base factuelle commune pour le débat public, il y a une balkanisation de l’information, où des audiences segmentées consomment du contenu renforçant leurs croyances existantes. Cet environnement permet la prolifération de réalités alternatives, où les faits objectifs sont rejetés et les théories du complot prospèrent. Le discours de Donald Trump attaque constamment la notion même de vérité vérifiable, la remplaçant par une parole vraie émotionnelle qui résonne avec sa base. Cette érosion délibérée de la réalité est l’ultime projet autoritaire : non seulement faire douter de ce que l’on voit, mais faire oublier ce que l’on a été.
Un important mouvement religieux conservateur joue un rôle politique majeur, s’alignant sur Donald Trump. Malgré un passé personnel en contradiction avec les valeurs traditionnelles, ce dernier capte leur soutien en adoptant leurs priorités, telles que la nomination de juges idéologiquement alignés et la défense de valeurs sociales conservatrices. Cela inclut une position ferme contre les mouvements sociaux progressistes, présentée comme une défense de l’identité nationale traditionnelle et un défi aux évolutions des rôles de genre. Cette alliance transforme un parti politique en une entité plus rigide idéologiquement, approfondissant encore les divisions sociétales.
En conclusion, ce phénomène politique n’est pas la cause de ces fractures, mais leur amplificateur le plus efficace. Il a offert à un sentiment de déclin et de dépossession un récit politique puissant, transformant l’anxiété en une quête identitaire qui redéfinit aujourd’hui les contours d’une démocratie confrontée à sa dérive autoritaire et à l’effacement de sa propre histoire.