Quand les historiens de l’art du futur se pencheront sur nos années 2020, ils détecteront l’émergence d’un mouvement artistique aussi puissant qu’une lame de fond et pourtant passé largement inaperçu aux yeux de ses contemporains. Avec un certain étonnement. Car si le 19e et une grande partie du 20e siècle ont été féconds en mouvements artistiques, tels que l’impressionnisme, le fauvisme ou le cubisme, et de courants esthétiques comme l’Art Déco ou le fonctionnalisme, le début du nouveau millénaire n’avait donné, jusque-là, naissance à aucun courant artistique original.
En effet, depuis près de 30 ans, le monde de l’art a traversé une longue période de glaciation postmoderne, faite de remix d’anciennes esthétiques dans de sempiternels revivals d’anciennes écoles. Toutefois, ces spécialistes de l’histoire de l’art pourront noter que – enfin ! – circa 2022-2023, un mouvement original a vu le jour. Qui plus est, en plongeant au plus profond des archives des réseaux sociaux dominants de l’époque, ils découvriront qu’il s’agissait en réalité d’un courant d’une ampleur inédite : un art vu et partagé par des centaines de millions de personnes. Y a-t-il jamais eu depuis l’aube de l’humanité un mouvement artistique aussi puissant capable de mobiliser des millions d’adeptes partout sur la planète ? La Renaissance italienne ? Le Pop Art ? Des groupuscules à côté.
Depuis près de 30 ans, le monde de l’art a traversé une longue période de glaciation postmoderne.
Ébahis, les historiographes découvriront ses œuvres canoniques, des bangers de l’époque, plus fameux que tous les Warhol : Jesus Shrimp, un Jésus sculpté dans la chair de crevettes ; Trallalero Tralala, un requin débonnaire arpentant une plage avec ses trois sneakers siglés Nike ; Chimpanzini Bananini, un chimpanzé avec un corps de banane… Mais aussi, plus largement, ils déterreront un corpus à faire perdre la tête à n’importe quel chercheur : des collections entières de portraits avec des excès de chair, des doigts ou des membres surnuméraires, des gâteaux qui sont aussi des cathédrales, des mains qui se fondent dans des assiettes…
Les querelles lexicologiques pour qualifier cette nouvelle esthétique iront bon train : certains mettant en avant le côté généreux et foisonnant de cette forme d’art, la qualifiant d’arte povera bling-bling, de barococo proliférant ou de fauvisme saturé ; d’autres soulignant une marque distanciée de l’époque avec abstraction post-ironique ou hyperréalisme flou ; d’autres encore relevant le renouveau des codes de la représentation avec expressionnisme inexpressif ou impressionnisme cryogénique ; et d’autres enfin privilégiant son mode d’exposition avec art rupestre scrollé ou StreetTok Art…
Mais en cherchant l’origine exacte de ce mouvement, les historiens du futur ne trouveront ni manifestes, ni chefs de file, ni ateliers : juste des machines nées en 2022. Et des algorithmes, des myriades d’algorithmes, générant sans fin et sans conscience des images à la demande de millions d’utilisateurs devenus, sans même le savoir, artistes, curateurs, commissaires d’exposition de la plus grande biennale mondiale jamais organisée.
Et dire que ce mouvement artistique snobé par ses contemporains avait été qualifié avec dédain d'”AI Slop” ou d’”Italian brain rot” – littéralement “déchets d’IA” et “pourriture cérébrale italienne”. Quel cruel manque de discernement ! Car, en réalité, ce style si parfaitement imparfait ne ressemblait à rien de ce qui avait été produit auparavant. Tous les experts s’accorderont pour reconnaître que, malgré le peu de réception des contemporains, il s’agissait bel et bien là du premier véritable mouvement artistique du 21e siècle. Et aussi, fort probablement, du dernier.