Paul Vacca
Le mot “contenu” est à la culture ce que le surimi est au poisson
C’est Emma Thompson, l’actrice et scénariste oscarisée pour Retour à Howard Ends et Raison et Sentiments, qui le résume le mieux : “Entendre parler de ‘contenu’ me donne l’impression d’être le rembourrage d’un coussin de canapé”, a-t-elle déclaré lors d’une allocution à la Royal Television Society, en septembre dernier. Puis, précisant sa pensée, elle ajouta : “C’est un gros mot pour les personnes créatives car parler de ‘contenu’, c’est comme évoquer du marc de café versé dans un évier !”
Une réaction épidermique inspirée par l’inflation de l’utilisation du mot “contenu” (content, en anglais), qui fait désormais partie intégrante de notre vocabulaire et qui est devenu passe-partout pour les industries de la culture et de la communication. Pratique (j’avoue avoir déjà cédé ici à son utilisation), il permet d’éviter bien des périphrases. Quel terme en effet peut qualifier à la fois un film, une série, un divertissement, un dessin animé, un débat, un journal télévisé, une retransmission sportive, un article de presse, une vidéo sur TikTok, un épisode de téléréalité, un jeu vidéo, un clip, une chanson, un podcast, une émission de radio, une publication sur un blog, un vlog, un post d’influenceur, un contenu de marque… et même la chronique que vous êtes en train de lire ? Il n’y guère que “truc” ou “machin” qui soient plus englobants.
Il n’y a a priori rien de gênant à employer des termes génériques. Il est du reste bon qu’ils existent car s’il fallait tout préciser, la communication deviendrait vite un enfer. Mais aucune généralisation n’est neutre. Et dans ce cas, mettre un film, quel qu’il soit, dans le même sac qu’une vidéo TikTok, qu’une série et qu’un journal télévisé, induit une forme d’équivalence sournoise. Que le choix du terme lui-même vient corroborer : après tout, la vocation, au sens spinozien, d’un “contenu”, ne consiste qu’à remplir un “contenant”, sans distinction particulière. On pourrait parler de “masse de données” que ce ne serait pas très différent. Un terme aussi large que celui de “divertissement” pour englober moult œuvres exprime au moins une certaine mission : celle de divertir.
“Contenu” est devenu le mot passe-partout pour les industries de la culture et de la communication. Il permet d’éviter bien des périphrases.
On nous rétorquera que laquestion est purement sémantique, donc sans importance. Or la fortune d’un mot trahit toujours une certaine réalité : ici, le fait que nous soyons désormais dans une économie de l’attention, où les frontières entre les médias traditionnels et numériques n’existent plus et où, de fait, nous passons indifféremment d’un film à une chanson, d’un extrait télévisuel à un gif.
Parallèlement, l’utilisation d’un mot forge en retour notre perception de la réalité. Ici, “contenu” est tellement vague qu’il déprécie le travail créatif en le “déspécifiant”. Le contenu étant à la culture ce que le surimi est au poisson : un agrégat aux formes diverses, dépourvu de spécificité. Dans le New York Times, Jason Bailey souligne ce que l’utilisation du terme peut avoir de pernicieux : “il est un moyen pratique d’invisibiliser le travail des créateurs et de faire comme si tout cela était généré à la chaîne et pouvait donc être produit par n’importe qui”.
Si tout est interchangeable, il devient facile de laisser entrer l’IA dans la bergerie et de la faire peser comme une menace sur les créateurs. Car si l’on admet qu’une IA ne peut pas décemment créer une œuvre artistique, on la voit absolument capable de produire du surimi.
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