Une chronique d’Amid Faljaoui.
Imaginez que le fisc ne parte plus d’un soupçon précis pour ouvrir un dossier, mais qu’il commence par analyser les données de tout le monde, pour faire émerger des profils jugés “à risque”. C’est ça, la bascule silencieuse du datamining bancaire dont on parle en Belgique.
Petit rappel très simple. Il existe un registre central, à la Banque nationale, qu’on appelle le Point de contact central, le PCC. Aujourd’hui, il permet déjà de savoir quels comptes vous avez, et il contient aussi des informations sur les montants qui s’y trouvent, autrement dit vos soldes bancaires. La nouvelle loi veut élargir le périmètre : y ajouter les comptes à l’étranger, les comptes-titres, les cryptos, et surtout connecter tout cela à l’entrepôt de données du SPF Finances pour faire de l’analyse massive.
Le gouvernement nous dira : “Mais rassurez-vous, c’est pseudonymisé.” Oui, mais pseudonymisé, ce n’est pas anonyme. Les noms sont masqués au départ, mais si un profil est jugé suspect, un fonctionnaire peut lever le masque et identifier la personne. On nous dira aussi : “Il y a un humain dans la boucle.” En pratique, cela signifie souvent qu’un humain reçoit des alertes déjà classées, déjà priorisées, et qu’il suit la machine parce qu’elle semble objective, parce que le temps manque, et parce qu’il faut traiter beaucoup de dossiers.
Le débat public se trompe de film quand on nous dit qu’on ne va pas embêter la grand-mère qui envoie 50 euros à son petit-fils. Cet exemple a d’ailleurs été sorti pour rassurer les citoyens : “ne vous inquiétez pas, on ne vise pas les petits virements du quotidien”. Très bien. Mais la vraie question n’est pas mamie. La vraie question, c’est le principe : est-ce qu’on accepte qu’un État analyse en continu les données financières de toute la population pour repérer des comportements jugés atypiques, au lieu de contrôler sur base d’indices précis ? C’est exactement ce que pointe l’Autorité de protection des données, et c’est pour cela qu’un recours est annoncé devant la Cour constitutionnelle.
Et là, on touche au cœur du sujet économique. Les fraudeurs organisés, sophistiqués, ceux qui ont des structures et des conseillers, s’adaptent. Ils fragmentent, ils déplacent, ils contournent. En revanche, ceux qui risquent de remonter le plus souvent, ce sont les profils simplement non standards : indépendants, PME, professions libérales, personnes aux revenus irréguliers, avec des flux par à-coups, une bonne année suivie de mois plus creux, un investissement, un remboursement, une vente, un achat. Bref, la vraie vie de l’économie productive.
Et le plus troublant, c’est que tout cela avance dans un silence relatif, parce que c’est technique, complexe, peu spectaculaire. On peut passer des semaines à s’écharper sur une crèche à la Grand-Place à Bruxelles, pendant que des décisions bien plus structurantes glissent sous le radar. Heureusement qu’il y a encore des députés vigilants et une Autorité de protection des données pour tirer la sonnette d’alarme. Sinon, on risquerait de se réveiller un jour en découvrant que, discrètement, sans grand débat, la Belgique s’est dotée d’un Big Brother très poli… mais particulièrement attentif à notre compte en banque.