Un sujet fondamental, désormais brûlant d’actualité, préoccupe les cercles financiers et politiques : la confrontation entre les stablecoins et l’euro numérique. Deux conceptions irréconciliables de la monnaie s’opposent : l’une privée et décentralisée, l’autre centralisée et étatique, avec pour enjeu la souveraineté monétaire européenne.
L’euro numérique, tel qu’envisagé par la Banque centrale européenne, consisterait à permettre à chaque citoyen ou à chaque entreprise d’ouvrir un compte directement auprès d’elle. Cette initiative reviendrait à une nationalisation partielle de la monnaie, rompant avec le modèle bancaire actuel. Le projet, bien qu’ambitieux, se heurte à une forte opposition du secteur bancaire, qui le considère comme une réponse coûteuse à un problème inexistant. Les estimations de coûts divergent fortement — 18 milliards d’euros selon les banques, 5 milliards selon la BCE —, révélant l’absence de consensus et la fragilité du projet. Ce désaccord traduit plus qu’une querelle de chiffres : il met en lumière une mésentente structurelle qui compromet la faisabilité de l’entreprise.
Les États-Unis, pour leur part, ont choisi une voie diamétralement opposée. Ils rejettent l’idée d’un dollar numérique étatique et privilégient les stablecoins, des monnaies numériques émises par des entreprises privées, mais adossées à la dette publique américaine. Cette privatisation partielle de la monnaie confère une place prépondérante au marché, tout en soulevant de sérieuses questions de stabilité et de transparence.
Les stablecoins présentent en effet des fragilités structurelles importantes. Leur prétendue stabilité repose sur des réserves dont la composition et la liquidité ne sont pas toujours garanties. En cas de perte de confiance, un afflux massif de demandes de conversion en monnaie traditionnelle provoquerait un risque de panique financière comparable à un bank run. Si les réserves sous-jacentes ne sont pas immédiatement mobilisables, l’émetteur pourrait se retrouver dans l’incapacité d’honorer ses engagements, ce qui pourrait provoquer un effet de contagion sur l’ensemble du système financier. L’absence de supervision comparable à celle des banques commerciales accentue ce danger. La transparence quant à la composition exacte des réserves demeure souvent insuffisante, et les audits disponibles ne garantissent pas la qualité des actifs détenus. Dans ces conditions, la stabilité affichée par ces instruments repose davantage sur la confiance que sur une solidité réelle.
L’enjeu dépasse la seule question de la sécurité financière, car des acteurs privés non européens vont certainement lancer des stablecoins libellés en euros. Une telle situation affaiblirait la capacité de la BCE à maîtriser l’inflation, à gérer les taux d’intérêt et à soutenir l’économie européenne selon ses propres besoins. C’est une cession implicite, mais réelle d’une part essentielle de la souveraineté économique.
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Face à ce risque, l’Europe avance son propre projet de monnaie numérique, censé réaffirmer son autonomie. Cependant, l’euro numérique ne répond à aucune demande concrète des citoyens ou des entreprises. Il s’agit avant tout d’une réaction institutionnelle, défensive et centralisatrice, face aux innovations venues du secteur privé. Ce projet comporte en outre des implications préoccupantes en matière de confidentialité et de traçabilité des paiements, qui soulèvent des questions éthiques et juridiques majeures quant au contrôle de la vie financière des individus.
L’Europe se trouve ainsi dans une impasse : d’un côté, la privatisation potentiellement chaotique de la monnaie par des acteurs privés et peu régulés et de l’autre, l’échec probable d’une nationalisation monétaire partielle dépourvue d’utilité économique et porteuse de risques pour la liberté individuelle. Ces deux orientations, chacune à sa manière, menacent la confiance dans la monnaie et la stabilité du système financier.
Il serait plus avisé de renoncer à la mise en œuvre de l’euro numérique et de préserver le statu quo fondé sur un équilibre éprouvé entre la monnaie de banque centrale et la monnaie bancaire. Plutôt que d’imposer une innovation monétaire à visée politique, l’Europe gagnerait à renforcer la solidité et la transparence de son cadre existant, tout en encadrant strictement les stablecoins afin de prévenir toute dérive spéculative ou toute dépendance extérieure. La véritable modernisation monétaire ne réside pas dans la rupture, mais dans la consolidation prudente de ce qui garantit la stabilité et la souveraineté économiques.