On parle de l’IA comme d’une machine à virer les “petites mains”. Le comptable. L’assistante. Le support client. Le traducteur. L’analyste financier. Le journaliste, que sais-je encore. Ça fait des titres. Ça fait peur. Ça fait cliquer. Mais il y a un angle mort, beaucoup plus gênant. Et, bizarrement, personne ne le met en une. Pourquoi est-ce qu’on commence toujours par les postes à 45.000 euros par an… et jamais par ceux à 500.000 ?
Parce que la vraie révolution de l’IA n’est pas seulement une baisse du coût de production. C’est aussi une baisse du coût de… la décision. Ou plus exactement : une baisse du coût de préparation des décisions. Et ça, c’est un séisme pour la direction des entreprises. La raison ? Une entreprise, ce n’est pas d’abord une machine à faire. C’est également une machine à trancher. Qu’est-ce qu’on vend ? À qui ? À quel prix ? On embauche ? On investit ? On coupe ? On pivote ? On attaque ce marché ? On abandonne celui-là ?
Bref, quand une entreprise grossit, elle construit une architecture autour de ces arbitrages. Et cette architecture, c’est… le comité de direction. Sur le papier, c’est rationnel : plusieurs cerveaux, plusieurs angles, moins d’erreurs. Dans la vraie vie, on l’évoque moins, mais c’est aussi une fabrique à lenteur. Pas parce que les dirigeants sont mauvais. Mais parce que le système est… cher en coordination. Dix agendas à aligner, par exemple. Déjà, c’est un sport en soi. Ensuite, chacun arrive avec son territoire. Ses KPI. Ses peurs. Son budget. Et au milieu, il y a ce petit théâtre invisible : les non-dits, les arbitrages politiques, les compromis.
Résultat : on passe des heures à parler. Et souvent, pas pour trouver la meilleure décision. Pour trouver la décision acceptable. Celle qui ne fâche personne. Le consensus “propre”.
Et là, l’IA débarque. Elle ne “décide” pas à la place des humains. Elle fait quelque chose de plus discret, mais de terriblement efficace : elle rend la pré-décision beaucoup moins coûteuse. La pré-décision, c’est tout ce qui précède le moment où vous tranchez : rassembler l’info, la trier, la synthétiser, poser des options, simuler des scénarios, lister des risques, rédiger une note claire, transformer une intuition en plan. Avant, ça prenait une semaine, parfois deux. Des réunions, des slides, des allers-retours, des versions, des “je te reviens”.
Aujourd’hui, une IA bien utilisée peut produire ça en une heure. Ce n’est pas parfait, pas infaillible. Mais ça va suffisamment vite pour changer la dynamique.
Et là, la question devient explosive : si une partie de l’organisation existait surtout pour faire circuler l’information, coordonner, préparer des arbitrages… qu’est-ce qu’on garde ? Et qu’est-ce qu’on ne peut plus justifier au même prix ? Réponse ? On garde bien sûr l’irremplaçable : la responsabilité, le courage de signer, la gestion de crise, la lecture du terrain, des humains, des rapports de force. Mais on va devoir arrêter de vendre du “temps de réunion” comme un produit de luxe qu’il n’est plus.
Du coup, oui, on peut continuer à débattre des métiers que l’IA automatise. Mais la question qui va finir par s’inviter partout, c’est celle-ci : Votre comité de direction est-il encore calibré pour le temps réel, est-il aussi nécessaire que par le passé, n’est-il pas pléthorique… ou n’est-il pas devenu une taxe invisible sur votre vitesse de réaction ?