Depuis longtemps, on soupçonne que nos préférences politiques ne reposent pas sur une froide logique rationnelle. Pour autant, elles ne tiennent pas à la seule couleur d’une cravate ou à des petites caresses dans le sens du poil. Cela se situe dans un entre-deux, une zone grise où intervient cette force qui fait que l’on suit un candidat plutôt qu’un autre, et que l’on appelle le charisme.
C’est cette mystérieuse puissance d’attraction que l’historienne Molly Worthen, professeure à l’Université de Caroline du Nord, explore dans son essai Spellbound (Forum Books). À travers l’étude des mystiques puritains, des premiers mormons, des gourous du management des années 1970-80 et jusqu’à Donald Trump, l’autrice nous fait entrevoir toute la complexité de cette notion. Elle nous invite à nous débarrasser d’une définition générique, en partie héritée du sociologue Max Weber, qui voudrait que le charisme soit une qualité détenue par le leader et le distinguant du vulgum pecus : quelque part entre le magnétisme et le charme.
Tout d’abord, le charisme n’est pas une aptitude innée, avance Worthen. Il ne se définit pas par ce qu’est le leader, mais par ce qu’il fait : offrir une performance narrative et une puissance d’interprétation du monde. Cette “aura” commune aux leaders charismatiques étudiés par l’historienne consiste à savoir mobiliser des récits puissants – parce que polarisants – pour répondre aux crises de leur époque. En ce sens, Donald Trump exemplifie la figure contemporaine du charisme, fusion d’une narration personnelle et nationale qui joue sur un ressentiment contre “le système” : de “America First !” à “Drain The Swamp“.
Ensuite, l’autrice nous invite à ne surtout pas confondre charisme et charme. Le charme – au sens de Dale Carnegie dans Comment se faire des amis – est en réalité un processus primaire et modélisable comme la démagogie : globalement, cela consiste à distiller des compliments et afficher de l’empathie. Or, c’est ce que savent parfaitement faire désormais les IA, comme Replika (ou n’importe laquelle…) : des “Tu as raison !”, une écoute inconditionnelle, des compliments calibrés et une disponibilité 24h/24. Une flagornerie algorithmique qui fait illusion, mais ne transporte pas.
Le charisme, lui, se fiche de l’empathie. Il distille du conflit, ne cherche pas à rassurer, il dérange même. Sa force réside précisément dans ce mélange d’attraction et d’inconfort. Et c’est justement ce que les IA, génétiquement consensuelles, sont incapables d’incarner : cette part d’irrationalité purement humaine.
Le charisme se fiche de l’empathie. Il distille du conflit, ne cherche pas à rassurer, il dérange même.
Worthen met enfin le doigt sur l’un des paradoxes de notre époque : plus notre société produit de données, d’analyses, etc., plus notre compréhension politique semble s’effriter. Les technologies, au lieu de rendre le réel plus lisible et prédictible, nous le révèle toujours plus fragmenté et opaque. C’est là que prospère le charisme. Dans ce brouillard informationnel, les figures charismatiques émergent et deviennent même centrales : pas en donnant des chiffres et un surcroît d’explications, mais en offrant des boussoles auxquelles on a envie de croire, alors que les anciennes boussoles – médias, école, Église, etc. – restent inertes.
Ainsi, Molly Worthen nous ouvre-t-elle, avec Spellbound, une perspective précieuse et vertigineuse sur le charisme. Non pas défini comme storytelling classique linéaire, argumenté ou stratégique, mais comme univers avec ses symboles, ses ennemis, ses tensions et ses mirages. Ce n’est pas une histoire que l’on suit, mais une réalité parallèle que l’on rejoint. Dès lors, on comprend mieux pourquoi on ne comprend pas le charisme.