Paul Vacca

La nostalgie n’est plus ce qu’elle était

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Il faut se méfier des bateleurs de keynotes, des techno-bardes et autres gourous digitalo-inspirants qui nous survendent une époque résolument innovatrice. Selon eux, nous habitons une ère aux transformations inédites, fruit d’innovations les plus disruptives que l’humanité ait jamais portées : l’IA, l’informatique quantique, les interfaces neuronales directes, les villes autonomes, la réalité augmentée universelle… Et si ce n’était qu’un simple effet de nombrilisme générationnel que connaissent toutes les époques ?

Car rien ne prouve que nous soyons plus radicalement innovateurs qu’il y a un siècle. En l’espace de 50 ans à peine, entre 1870 et 1920 – le temps du trop bref passage de Marcel Proust sur cette terre –, furent inventés ou diffusés la bicyclette, l’électricité, l’avion, le téléphone, le métro, le cinéma, la radio et l’automobile. Toutes des choses qui nous sont encore passablement utiles aujourd’hui.

Mais plus décisif encore, sous son écume techno-futurophile, notre époque est traversée par une lame de fond passéiste. Si nous avançons à grande vitesse vers l’avenir, c’est avec l’œil bien rivé au rétroviseur. Car plus qu’au futur, nous carburons aujourd’hui à la nostalgie. Nos smartphones résonnent encore avec des sonneries de téléphone classiques ; des calandres factices parfaitement inutiles ornent nos véhicules électriques ; sur nos écrans d’ordinateur, l’icône de la corbeille ressemble à une vraie poubelle, comme des liens indéfectibles au passé.

Rien ne prouve que nous soyons plus radicalement innovateurs qu’il y a un siècle.

Mais cette attache nostalgique est encore plus flagrante dans la culture populaire. Dans son essai Retromania – Comment la culture pop recycle son passé (Le Mot et le Reste) paru en 2011, Simon Reynolds diagnostiquait déjà notre obsession pour le rétro dans la musique. Une tendance qui n’a fait qu’empirer depuis : non seulement la musique de catalogue se taille la part du lion sur les plateformes de streaming (plus de 82% des écoutes), mais la musique d’aujourd’hui semble puiser et s’épuiser sempiternellement aux atmosphères des décennies passées. Idem pour les séries comme Stranger Things qui recyclent les imaginaires des années 1980, les marques qui capitalisent sur le rétro-marketing comme Nintendo avec sa petite console ou Coca-Cola, la mode qui s’autoréférence dans un perpétuel recyclage vintage. Et que dire des imaginaires politiques toutes tendances confondues : du “c’était mieux avant” revanchard des conservateurs-populistes qui se fantasment une grandeur retrouvée à la nostalgie de l’État providence ou des Trente Glorieuses des progressistes en passant par la vision édénique des écologistes, tous semblent rêver à rebours.

L’essayiste Grafton Tanner a donné un nom à cette omniprésence du passé : le foreverism, que je serais tenté de traduire par “éternisation”. Dans son essai, Foreverism – Quand le monde devient un jour sans fin (Eyrolles), il montre que cet écho persistant du passé nous maintient de fait dans une forme de recyclage perpétuel, comme dans le film Un jour sans fin ou les franchises Star Wars ou Marvel avec leurs univers sans cesse rebootés, mais aussi le cas des Beatles avec des documentaires exhumés et revivifiés technologiquement comme Get Back, et jusqu’à notre vie privée consignée dans le cloud.

Avec un effet immédiat, celui de bloquer tout changement véritable, entravant la possibilité de rêver un futur. Et un autre plus inattendu : celui de rendre toute véritable nostalgie impossible. Car sans oubli, pas de souvenir possible. Ne nous reste plus alors, comme une douleur fantôme, que la nostalgie diffuse d’un temps où l’on pouvait encore être nostalgique.

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