Bruno Colmant

La monnaie est-elle divine ?

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Le mot « monnaie » provient étymologiquement du verbe latin monere, qui signifie avertir. La monnaie renvoie à la déesse Junon, l’archétype de la déesse cosmique. Dans la mythologie romaine, Junon, sœur et épouse de Jupiter, était la plus importante des déesses.

Elle était la reine de la fécondité et des bovidés. L’adjectif « pécuniaire » est d’ailleurs étymologiquement dérivé du mot latin pecus, qui signifie troupeau de bétail, certaines pièces antiques étant frappées de têtes de bétail qui servait lui-même de mesure d’indemnisation commerciale. Le sacrifice du bétail étant commun à de nombreuses religions, on pourrait même imaginer que la monnaie avec une effigie de bétail sublime une offrande animale faite à la divinité. Par ailleurs, le mois de juin est dérivé du nom de Junon, déesse censée favoriser les récoltes.

Junon reçut donc le surnom de Moneta (qui « avertit »), car elle aurait prévenu les Romains d’une invasion gauloise en 390 avant Jésus-Christ. C’est à cette époque que remonterait l’édification d’un temple consacré à Junon, au sein duquel les Romains auraient installé un atelier monétaire. Par métonymie, le nom de cet atelier servit à qualifier la matrice de frappe des monnaies. C’est aussi dans les temples que les butins de guerre étaient conservés. De nombreuses monnaies romaines furent frappées avec la légende « Reine Junon ».

On appréhende immédiatement le parallèle entre Junon – la déesse de la perpétuation de l’espèce humaine et de la Voie lactée, symbole du sein nourricier – et la monnaie : une monnaie qui ne permettrait pas sa perpétuation, et serait donc stérile, n’en serait plus une.

Ceci ramène à ce que Karl Marx énonçait dans sa théorie du capital, à savoir que le seul but de la circulation monétaire est d’assurer sa propre reproduction. On retrouve aussi la notion de flux de prospérité dans la légende du Pactole, une rivière de Lydie, située dans l’actuelle Turquie, qui, dans l’Antiquité, aurait charrié des fibres d’or. C’est, en effet, dans le Pactole que Midas (-738 – 695), roi Phrygie, royaume proche de la Lydie, se lava afin d’être libéré de son vœu de transformer en or tout ce qu’il touchait sans réaliser que cela l’empêcherait de se nourrir et de s’abreuver. Son bain dans le Pactole aurait libéré les paillettes d’or. L’expression « riche comme Crésus (-596 à -546) » vient de cette rivière dont les sables aurifères lui auraient assuré une fortune colossale. Pactole était également le nom du dieu fleuve qui personnifiait le cours d’eau permettant d’irriguer les terres et d’assurer les récoltes dans la mythologie grecque.

Si la divinité romaine est associée à la monnaie, ce furent les armées romaines qui transportèrent cette dernière au fil de leurs conquêtes. L’État n’était donc pas loin. Dans son ouvrage magistral Dette : 5 000 ans d’histoire, l’anthropologue américain David Graeber (1961-2020) interprétait l’Empire romain comme une immense machine à extraire des métaux précieux, à les transformer en pièces de monnaie et à les distribuer à l’armée tout en encourageant les populations conquises à utiliser ces pièces dans leurs transactions quotidiennes.

D’ailleurs, quelques semaines après l’assassinat de Jules César (-100 à -44), une comète (référencée astronomiquement sous la classification C/-43 K) fut visible pendant sept jours à Rome. Cet événement cosmique peu commun fut interprété comme un signe de déification de l’homme d’État. Les pièces de monnaie romaines commencèrent dès lors à porter une étoile, représentant la comète qualifiée de Sidus Iulium, c’est-à-dire d’étoile julienne. La divinisation de la monnaie transportait sa propre crédibilité.

Un coquillages comme monnaie primitive

L’économiste belge Bernard Lietaer (1942-2019), l’un des meilleurs spécialistes du phénomène monétaire du XXe siècle, associait le culte de la déesse-mère au phénomène monétaire. Il notait que les cauris, une espèce de coquillages de la famille des « porcelaines », furent apparemment utilisés pendant la préhistoire comme monnaie primitive et qu’ils sont remarquables par leur symbolique sexuée. Le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918) qualifie la monnaie d’objet absolu de désir, tandis que Sigmund Freud théorisait, dans un cadre certes très différent, l’amour de la monnaie. Jusqu’il y a peu, un mariage était assorti d’une dot : la rupture de l’hymen était monnayée.

Ce désir de monnaie n’est pas éloigné de la notion keynésienne de préférence pour la liquidité, selon laquelle les agents économiques préfèrent détenir leur richesse sous la forme de liquidités plutôt que sous la forme d’actifs, à tout le moins pendant les phases d’incertitude. Selon John Maynard Keynes, une fois le taux d’intérêt tombé à un certain niveau, la préférence pour la liquidité devient virtuellement absolue, en ce sens que presque tout le monde privilégie la monnaie à la détention d’une créance qui rapporte un taux d’intérêt négligeable. La possession de monnaie paraît préférable à toute forme de placement, puisqu’elle réduit au moins l’incertitude et permet, le cas échéant, de tirer profit de potentielles opportunités d’investissements. Cette prédilection pour l’actif le plus liquide explique l’absence de rémunération de cette liquidité.

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